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« Suisse » : une appellation péjorative devenue label de qualité

La « marque Suisse » est synonyme de qualité. L’industrie horlogère et l’espace limité des cadrans de montres y ont beaucoup contribué.

« Suisse » : une appellation péjorative devenue label de qualité

L’industrie horlogère a contribué à l’émergence du label « Swiss made ». (Image: Keystone)

La Suisse suscite des associations d’images positives dans le pays comme à l’étranger, que ce soit pour la magie de son univers alpin, sa neutralité, ou encore pour certains secteurs commerciaux comme le chocolat, le fromage, les montres ou les banques. Pourtant, le mot « suisse » était initialement une appellation péjorative. Durant les guerres contre les Habsbourg, les soldats confédérés étaient appelés indistinctement les « Suisses » par leurs ennemis, en référence aux Schwyzois – ce qui atteignait dans leur fierté ceux qui venaient d’autres régions du pays. Après la guerre de Souabe en 1499, les Confédérés ont toutefois commencé à s’appeler eux-mêmes les « Suisses » et à donner à ce nom un sens positif. En 1848, le terme est inscrit dans la Constitution fédérale de la « Confédération suisse »[1].

Nom de l’État fédéral, ce mot sert logiquement aussi d’indication de provenance aux produits de son territoire. L’indication au départ purement géographique a toutefois évolué pour devenir un label de qualité fiable.

Les principales contributrices à cette évolution sont les industries alimentaire, cosmétique et horlogère. C’est à cette dernière que l’on doit le label de qualité « Swiss made », l’espace à disposition sur les cadrans de montre étant trop restreint pour y inscrire « Made in Switzerland ». Les acquéreurs de toute montre estampillée « Swiss made » s’attendaient à pouvoir compter sur un produit de qualité supérieure et étaient prêts à payer pour cela un prix plus élevé – une « prime Swissness ».

Le Conseil fédéral intervient


La nécessité de réglementer l’usage du label suisse et des autres appellations d’origine géographique a été identifiée dès 1890. L’objectif était alors d’éviter les usages trompeurs ou mensongers, afin qu’un produit ne puisse pas utiliser à son profit la réputation légitimement acquise d’un lieu de fabrication ou de production dont il ne provenait pas, comme l’indiquait alors le Conseil fédéral dans son message à l’Assemblée fédérale[2].

Le Conseil fédéral avait alors même envisagé l’élaboration d’une loi sur les indications de provenance. Les dispositions prévues ont finalement été intégrées comme partie supplémentaire à la loi concernant la protection des marques de fabrique et de commerce, dans laquelle elles se trouvent encore aujourd’hui.

La première version de cette loi permettait aux fabricants et producteurs suisses d’indiquer le nom du lieu de production sur leurs produits. Pour prévenir les abus, la loi n’octroyait toutefois pas le même droit aux négociants, qui ne pouvaient pas simplement apposer leur marque ou leur raison de commerce sur les produits dont ils faisaient commerce si cela pouvait avoir pour effet de tromper le public sur leur origine.

La loi de l’époque définissait de façon très large le lieu de fabrication ou de production comme étant celui qui donne sa renommée à un produit. Dans les arrêts qu’ils ont été appelés à rendre, les tribunaux n’ont ainsi pas jugé les appellations d’origine sur la base de critères rigides, mais en fonction de la catégorie de produits concernée. Une telle approche permettait de tenir compte des particularités des différents produits, et notamment de leurs procédés de fabrication. Des catégories se sont rapidement établies, notamment celles des produits naturels, naturels transformés et industriels. Cette approche se reflète encore dans le texte en vigueur aujourd’hui.

Que peut-on qualifier de « suisse » ?


Au cours du XXe siècle, les tribunaux ont rendu de nombreux arrêts sur la question des indications de provenance. Ces arrêts traitaient pour la plupart de la notion même de lieu d’origine et de la mesure dans laquelle une indication géographique peut être perçue comme une indication sur l’origine d’un produit. Le public comprend par exemple le nom « Schweizer Gruss » (« salutation suisse »), donné par un horticulteur du nord de l’Allemagne à l’une de ses variétés de roses, comme une indication sur leur origine et pas comme un nom de rose, raison pour laquelle il est de nature à induire le public en erreur s’il est donné à des roses cultivées en Allemagne[3]. Bien que l’enjeu ait rarement été de définir des critères d’origine spécifiques, la jurisprudence de l’époque contient certaines indications de cet ordre. Or, au vu de l’accélération de la mondialisation des échanges commerciaux, il est devenu nécessaire de concrétiser ces critères, en particulier pour les produits fabriqués en plusieurs étapes ou formés de différentes composantes.

Pour les produits industriels, l’exigence d’une part de valeur suisse d’au moins 50 % des coûts de revient s’est à l’époque progressivement imposée. L’origine des composantes essentielles et le processus de fabrication conférant au produit concerné ses caractéristiques principales doivent également être pris en compte[4], les juges précisant toujours que ces principes ne doivent pas s’appliquer de façon systématique à tous les cas.

C’est dans le secteur horloger que la nécessité d’une meilleure sécurité juridique en lien avec l’usage du label « Swiss made » s’est fait le plus ressentir. En 1971, une « ordonnance de branche » – ce secteur étant alors le seul organisé sous forme de branche en Suisse – fixait des règles précises sur la détermination de l’origine des produits. Au moins 50 % de la valeur ajoutée des mouvements devaient notamment être générés en Suisse. En outre, la dernière étape essentielle de la fabrication devait avoir un lien avec la Suisse.

Un trophée critiqué


Lors de la révision de la loi sur la protection des marques dans les années 1990, le Parlement a souhaité répondre tant aux exigences d’une économie moderne qu’aux besoins des détenteurs de marques et des consommateurs en améliorant la réglementation des indications de provenances protégées. La définition prévue de ces indications était plus large que celle de l’ancien droit et comprenait en particulier une protection de l’usage d’indications de provenance en lien avec des services. La nouvelle loi prévoyait en outre un certain nombre de principes généraux permettant de déterminer si l’indication de provenance figurant sur un produit était légitime ou non[5].

Il s’est cependant vite avéré que les dispositions prévues n’étaient pas suffisantes pour assurer la protection de la « marque Suisse ». Or, il s’agissait de préserver la réputation mondiale que la Suisse s’était construite au fil des décennies pour ses produits et services. Dans ce contexte, la campagne des « trophées casseroles » menée par un grand distributeur suisse, consistant à proposer des casseroles produites en Chine, mais munies d’une croix suisse, est notamment restée dans les mémoires. Le cas « Juvena » constitue un autre exemple : le complément « of Switzerland » était ajouté à la raison sociale affichée sur des cosmétiques produits en Allemagne.

Renforcer le label suisse


Plusieurs cas similaires ont amené des voix de plus en plus nombreuses à réclamer une réglementation plus transparente des conditions applicables au label suisse. Des politiciens de différents partis ont formulé des interventions parlementaires visant à pérenniser la valeur de la « marque Suisse ».

Cette pression politique a abouti en 2007 à l’ouverture de la procédure de consultation relative au projet de révision législative « Swissness ». L’objectif était de renforcer la protection de la « marque Suisse » dans le pays et à l’étranger par de nouveaux instruments, ainsi que d’introduire des règles permettant de déterminer plus précisément l’origine d’un produit ou d’un service. Une évaluation fondée sur la seule perception subjective des utilisateurs est en effet source d’insécurité juridique. L’origine suisse devait pouvoir être définie plus précisément sur la base de critères clairs[6]. Cette révision a suscité des controverses et de longues discussions entre les représentants des différents groupes d’intérêts. Il n’y a cependant rien d’étonnant à cela, dès lors que l’enjeu était de trouver une solution adaptée et satisfaisante pour tous les types de produits et de services.

Le Parlement a finalement adopté la nouvelle législation « Swissness » en 2013, laquelle est entrée en vigueur le 1er janvier 2017[7]. Le cœur du nouveau texte consiste en une série de critères permettant de déterminer quelle quote-part d’un produit ou d’un service doit provenir du pays pour qu’il puisse bénéficier de l’appellation « Suisse ».

Ces dispositions légales en matière de « Swissness » ont récemment fait l’objet d’une évaluation. Les études commandées par le Conseil fédéral ont montré que la « marque Suisse » était généralement protégée de façon adéquate sur le territoire national, mais qu’il restait nécessaire d’améliorer cette protection à l’étranger, de même que dans le secteur de l’alimentation. Le Conseil fédéral en a conclu qu’il n’y a pas de modification fondamentale urgente à apporter à la législation « Swissness », mais que des mesures ciblées doivent être envisagées dans les domaines où l’évaluation a montré un potentiel d’amélioration[8].

  1. Meyer et al. (2007), p. 158. []
  2. Conseil fédéral (1890). []
  3. ATF 79 I 252 – Schweizer Gruss[]
  4. Tribunal de commerce de Saint-Gall, SMI 1969, 61 – Stylos plumes (« Füllfederhalter »). []
  5. Conseil fédéral (1990). []
  6. Conseil fédéral (2009). []
  7. RS 232.11 Loi fédérale sur la protection des marques et des indications de provenance du 28 août 1992 (état au 1er janvier 2017). []
  8. Voir également Conseil fédéral (2020). []

Bibliographie

Proposition de citation: Birgit Weil (2021). « Suisse » : une appellation péjorative devenue label de qualité. La Vie économique, 31 mars.