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Sonder le potentiel du gaz synthétique

Pour réduire à zéro les émissions de CO2 en Suisse d’ici à 2050, le gaz naturel d’origine fossile devra être remplacé par des sources durables. Le secteur pourrait se reconvertir dans le stockage des surplus de production électrique sous forme de gaz synthétiques.
Une installation de biogaz à Ittigen (BE). Le biogaz pourrait en partie remplacer le gaz naturel, mais le potentiel reste limité. (Image: Keystone)

L’importance du gaz naturel d’origine fossile[1] dans l’approvisionnement énergétique de la Suisse n’a cessé de croître au cours des dernières décennies. Alors que son usage était marginal au moment de la crise pétrolière des années 1970, il représente aujourd’hui près de 14 % de la consommation finale d’énergie[2]. Les plus gros consommateurs sont les ménages (42 %), suivis par l’industrie (35 %) et les services (22 %) ; une faible part est également utilisée dans les transports (1 %). Le gaz naturel est presque exclusivement importé. La facture payée par l’ensemble des utilisateurs finaux s’est élevée à près de 2,6 milliards de francs en 2018, ce qui correspond à quelque 9 % des dépenses totales d’énergie.

Contrairement aux produits pétroliers, dont les ventes n’ont cessé de diminuer depuis le milieu des années 1990, la consommation de gaz naturel est restée plus ou moins constante ces dix dernières années. Ce produit a souvent été présenté et commercialisé comme une source d’énergie « propre », un argument qui est (ou était) parfaitement justifié si l’on compare les polluants atmosphériques générés par le gaz naturel à ceux du pétrole et du charbon. Aujourd’hui, cependant, au-delà de la préservation de l’environnement contre les polluants, la lutte contre le dérèglement climatique est devenue un enjeu politique et social majeur. La pression augmente donc en faveur d’un remplacement des énergies fossiles (dont le gaz naturel) par des sources renouvelables.

Zéro émission nette d’ici à 2050


En août de cette année, le Conseil fédéral a précisé les visées de la Suisse en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et adopté un objectif de zéro émission nette d’ici à 2050. À cette date, la Suisse ne devra pas rejeter davantage de gaz à effet de serre dans l’atmosphère que ce que ses réservoirs naturels et artificiels sont capables d’absorber.

Des solutions techniques à faibles émissions existent aujourd’hui déjà pour le chauffage des bâtiments et les transports individuels motorisés. Dans ces domaines, qui comptent pour plus de 70 % des émissions affectant le climat, les émissions pourront être ramenées à un niveau quasi nul au plus tard d’ici à 2050, voire avant. Pour l’agriculture (environ 13 % des émissions[3]) et l’industrie (environ 9 %), il n’existe en revanche pas de solution adaptée et économiquement viable à ce jour. Il en va de même pour l’aviation, dont la participation aux émissions n’est actuellement pas encore prise en compte dans les statistiques. La Suisse devra donc abandonner le gaz naturel d’origine fossile d’ici à 2050 au plus tard, à moins qu’une technologie efficace permettant de séparer et de stocker une grande partie du CO2 généré ne soit développée au cours des 30 prochaines années.

Développer d’autres moyens de chauffage


Le gaz naturel couvre aujourd’hui près d’un quart des besoins des ménages en chauffage (chauffage des bâtiments et eau chaude sanitaire). Les autres sources d’énergie utilisées sont le mazout, le bois, la chaleur ambiante et l’électricité. Le passage de chauffages à énergie fossile à des systèmes modernes (pompes à chaleur géothermiques, etc.) requiert généralement un assainissement des bâtiments. Or, pour permettre à la Suisse d’atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé pour 2050, les taux d’assainissement (aujourd’hui de l’ordre de 1 % par an de l’ensemble du parc immobilier) devraient être beaucoup plus élevés. Le bilan écologique des différents systèmes de chauffage montre par ailleurs que cet objectif n’est atteignable qu’avec une transition vers des systèmes à faibles émissions comme les pompes à chaleur (voir illustration).

Le biogaz produit par fermentation de biomasse pourrait constituer une autre alternative au gaz naturel. Au vu des quantités limitées de biomasse disponibles en Suisse et à l’étranger, son usage devrait toutefois se limiter au secteur industriel, dans lequel certains procédés requérant des températures supérieures à 100°C peuvent difficilement être mis en œuvre par d’autres formes d’énergie, notamment électrique.

Bilan écologique des systèmes de chauffage des bâtiments, en équivalents CO2




Source: KBOB (2016), Données des écobilans dans la construction, 2009/1 : 2016 / La Vie économique

Les réseaux de chauffage de proximité ou à distance constituent également une solution de substitution aux énergies fossiles, pour autant que des sources centrales renouvelables de chaleur soient disponibles. Il peut notamment s’agir de chaudières à pellets à grande capacité (réseaux de proximité) ou d’installations d’incinération des déchets (réseaux de chauffage à distance). De façon générale, la consommation énergétique des bâtiments devrait connaître une baisse significative d’ici à 2050, grâce à des assainissements améliorant leur efficacité, mais également en raison d’hivers plus doux.

Vers un démantèlement des infrastructures ?


L’Association suisse de l’industrie gazière (Asig) s’est fixé pour objectif d’augmenter à 30 % la part des gaz renouvelables utilisés dans les bâtiments d’ici à 2030[4]. Toutefois, même si le biogaz est destiné à jouer un rôle croissant, les objectifs climatiques fixés par le Conseil fédéral impliqueront une forte réduction de la distribution de gaz de réseau d’ici à 2050. Le rôle du gaz naturel, émetteur de CO2, devra être limité. Les biogaz et les gaz synthétiques produits en Suisse n’ont qu’un potentiel restreint : ils ne permettent de produire chacun qu’environ 5 térawattheures (TWh)[5], en supposant que seule de l’électricité excédentaire de source solaire suisse soit utilisée pour la synthèse du gaz synthétique[6].

Quel sera l’impact d’une forte réduction de l’approvisionnement des bâtiments sur l’infrastructure gazière ? Les réseaux à basse pression, qui desservent essentiellement les immeubles d’habitation, compteront probablement de moins en moins de raccordements. Les coûts du réseau devront donc être supportés par des clients toujours moins nombreux, dont la facture augmentera en conséquence. Une spirale négative pourrait ainsi s’enclencher et causer un démantèlement partiel du réseau de distribution.

Les réseaux à pression plus élevée pourraient en revanche garder leur importance, surtout si le biogaz et les gaz synthétiques sont amenés à jouer un rôle majeur dans les procédés industriels à haute température. Par ailleurs, la question de la mise en service de centrales à cycle combiné en Suisse durant la phase de démantèlement des centrales nucléaires reste ouverte, en attendant un développement suffisant des moyens de production solaires et éoliens.

Du gaz pour stocker l’électricité


Un autre scénario postule que l’infrastructure gazière pourrait au contraire jouer un rôle croissant, car la réduction progressive du courant aujourd’hui fourni par les centrales nucléaires devra notamment être compensée par une forte expansion du photovoltaïque. De nouvelles technologies qui ne se sont à ce jour pas imposées sur le marché, comme la conversion d’électricité en gaz (« power to gas »)[7], pourraient alors gagner en importance : elles permettraient de compenser la sous-production d’énergie solaire en hiver en accumulant la surproduction de l’été.

Les technologies de conversion de l’électricité en gaz permettent de convertir par électrolyse l’excédent de courant en hydrogène « vert » (pour autant que l’électricité proviennent de sources renouvelables), puis en méthane « synthétique » et en autres hydrocarbures. Le méthane pouvant être stocké plus facilement et plus longtemps que l’électricité, ces technologies pourraient contribuer à couvrir les besoins de chauffage en hiver. La jonction des secteurs de l’électricité et du chauffage pourrait en outre améliorer la sécurité de l’approvisionnement, en permettant d’éviter les pics de consommation d’électricité en hiver dus au large usage de pompes à chaleur. Il n’est en revanche pas rentable d’utiliser le méthane synthétique dans les centrales à cycle combiné en raison de son trop faible rendement.

Un usage important de l’hydrogène est également anticipé dans le domaine de la mobilité électrique longue distance, ce qui pourrait contribuer à réduire les émissions de CO2 dans ce secteur. Le véritable potentiel de ce type d’utilisation n’est toutefois pas encore connu, car le stockage d’hydrogène en grandes quantités reste un défi technique. La solution la plus simple serait de l’injecter dans le réseau de gaz, mais ce procédé est aujourd’hui limité : la part d’hydrogène ne peut dépasser 2 % du volume de gaz en Suisse, dans le but de protéger les conduites et les réservoirs contre la haute réactivité de l’hydrogène. Les conséquences d’une élévation de ce plafond et la possibilité d’un alignement sur les normes européennes, qui prévoient déjà des seuils plus élevés dans certains cas[8], doivent être évaluées.

Pression croissante sur l’infrastructure


Les conditions-cadres détermineront dans une large mesure si – et le cas échéant dans quel délai – le méthane et l’hydrogène pourront être intégrés dans le système énergétique suisse et contribuer à la sécurité de l’approvisionnement et à la réduction des émissions de CO2. Ces conditions devraient être définies selon quatre principes : premièrement, un prix à payer plus élevé pour émettre des gaz à effet de serre ; deuxièmement, un futur système énergétique conçu selon une approche intersectorielle ; troisièmement, un encouragement de la création et l’exploitation d’installations pilotes ; enfin, un soutien en faveur de la création et du développement d’une infrastructure permettant de stocker et de distribuer du méthane synthétique et de l’hydrogène.

D’autres technologies d’avenir sont étudiées, comme l’hydrogène « bleu », c’est-à-dire la production d’hydrogène à partir de gaz naturel avec séquestration géologique du CO2 généré (« carbon capture and storage »). Elles pourraient fournir une solution de transition pour les transports de longue distance en attendant que de l’hydrogène « vert » soit disponible à plus grande échelle.

Reste que pour atteindre les objectifs climatiques fixés pour 2050, les émissions qui ont un impact sur le climat devront être significativement réduites – probablement à zéro dans le secteur de l’énergie. Si le biogaz et les gaz synthétiques peuvent en particulier jouer un rôle dans les procédés industriels, leur potentiel demeure limité. Le méthane synthétique et l’hydrogène permettent une mise en commun des secteurs de l’électricité et du chauffage et pourraient apporter une contribution importante à la sécurité de l’approvisionnement. La pression sur l’infrastructure gazière et le réseau de distribution sera toutefois croissante.

  1. L’expression « gaz naturel » est utilisée dans cet article comme synonyme de « gaz d’origine fossile » ou de « méthane d’origine fossile ». []
  2. Voir Ofen (2019). []
  3. Voir Ofev (2019). []
  4. Voir Asig (2018). []
  5. Voir Thees et al. (2017). []
  6. Voir Teske et al. (2019). []
  7. Voir Kober et al. (2019). []
  8. Voir Bundestag allemand (2019). []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Christian Schaffner ; Andreas Haselbacher ; (2019). Sonder le potentiel du gaz synthétique. La Vie économique, 07 décembre.