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L’enregistrement simplifié du temps de travail doit être mieux encadré

Certains actifs bénéficient d’un régime dérogatoire en matière d’enregistrement du temps de travail. Une étude montre qu’ils sont davantage concernés par des horaires longs et atypiques, rendant la conciliation entre travail et famille difficile.
Comparées aux travailleurs qui enregistrent systématiquement leurs heures, les personnes qui ne relèvent pas leur temps de travail ont davantage de difficultés à concilier vie professionnelle et famille. (Image: Keystone)

Un dispositif légal plus souple existe depuis 2016 en matière d’enregistrement du temps de travail. Lors de la révision de l’ordonnance 1 de la loi sur le travail (OLT 1), le Conseil fédéral a en effet décidé, en accord avec les partenaires sociaux, d’instituer un régime dérogatoire encadré par deux nouvelles dispositions.

Tout d’abord, l’article 73a OLT 1 prévoit désormais la possibilité de ne plus enregistrer le temps de travail pour les travailleurs touchant un salaire brut annuel supérieur à 120 000 francs et disposant d’une grande autonomie dans l’organisation de leur travail, y compris dans l’aménagement de leurs horaires. D’autre part, l’article 73b OLT 1 prévoit la possibilité d’enregistrer uniquement la durée totale du travail quotidien pour les travailleurs disposant d’une autonomie significative en matière d’horaires de travail. Il importe cependant que l’esprit de la loi sur le travail (LTr) soit respecté en ce qui concerne la protection de la santé des travailleurs.

Une tendance à travailler plus d’heures


Une enquête[1] menée auprès de quelque 3900 travailleurs a permis d’effectuer une première évaluation de ces nouvelles dispositions (pour la méthodologie, voir encadré). Elle a montré que le nombre d’heures de travail hebdomadaires habituellement prestées est fortement lié aux modalités d’enregistrement du temps de travail. En considérant uniquement les emplois à temps plein, le temps de travail moyen atteint 46,5 heures par semaine pour les actifs qui n’enregistrent pas leur temps de travail (art. 73a OLT 1), 43,9 heures pour ceux qui relèvent uniquement la durée totale du travail quotidien (art. 73b OLT 1) et 42,3 heures en cas d’enregistrement systématique du temps de travail. Toutes choses étant égales par ailleurs, les répondants bénéficiant de l’article 73a OLT 1 travaillent en moyenne 3,9 heures de plus par semaine que ceux qui enregistrent toutes leurs heures. Les répondants bénéficiant de l’article 73b OLT 1 travaillent eux 1,9 heure de plus.

Certains sondés déclarent avoir déjà travaillé plus de 55 heures par semaine, ce qui les expose à des risques plus élevés pour la santé[2]. Leur proportion est plus importante parmi les personnes qui ne relèvent pas leur temps de travail (11,7 %) et celles qui inscrivent uniquement leur durée quotidienne totale de travail (3,4 %). En revanche, seuls 1,3 % des salariés qui enregistrent toutes les heures ont déjà travaillé plus de 55 heures par semaine.

Des horaires atypiques plus fréquents


Les horaires atypiques concernent tout particulièrement les travailleurs qui n’enregistrent pas leur temps de travail (art. 73a OLT 1). Le travail du soir (deux heures entre 20 heures et 23 heures au moins une fois par mois) concerne 60 % d’entre eux, contre une moyenne de 35,2 % pour l’ensemble des individus de l’échantillon. Le travail du samedi (au moins une fois par année) touche quatre sondés sur cinq parmi ceux qui n’enregistrent pas leur temps de travail (contre une moyenne de 59 %). Ils sont également trois sur cinq à travailler le dimanche (au moins une fois par année), alors que la moyenne globale est de 38,9 %.

Par contraste, les valeurs ne diffèrent pas beaucoup des moyennes lorsque le travailleur enregistre toutes ses heures ou uniquement la durée quotidienne totale de son travail. Une explication possible réside dans la pression et les objectifs de productivité auxquels sont soumis les travailleurs qui ne doivent pas référencer leurs heures : ces derniers sont en effet plus nombreux à déclarer que le temps de travail est très fortement lié aux tâches ou aux objectifs à atteindre (47,5 %, contre 31,3 % en moyenne).

Le stress est associé à des circonstances particulières


La proportion des travailleurs exposés à un risque de stress important ne diffère pas significativement selon les modalités d’enregistrement du temps de travail. En revanche, deux facteurs semblent jouer un rôle sur le risque de stress pour les travailleurs au bénéfice du régime dérogatoire (art. 73a OLT 1 et 73b OLT 1) : l’existence de mesures d’accompagnement (information, sensibilisation, mesures visant à protéger la santé et à garantir le respect de la durée légale de repos), d’une part, et le fait d’être soumis à un régime dérogatoire pour des travailleurs qui auraient préféré enregistrer l’ensemble de leurs heures, d’autre part.

Dans le premier cas, le risque de stress important est deux fois plus élevé en l’absence de mesures d’accompagnement (15,6 %, contre 7,4 % en moyenne)[3]. Ce facteur semble également jouer un rôle sur le stress subjectivement ressenti par les travailleurs : un sur cinq se sent très souvent stressé en l’absence de mesures d’accompagnement, alors que ce taux descend à 7,1 % s’il y a de telles mesures.

Dans le deuxième cas, la fréquence du stress ressenti subjectivement est plus élevée lorsque les travailleurs sont au bénéfice d’un régime dérogatoire, mais qu’ils auraient souhaité enregistrer l’ensemble de leurs heures (voir illustration 1). Ils sont alors davantage stressés que la moyenne : le stress est ressenti très souvent par 15,5 % de ces actifs et souvent par 30,7 % d’entre eux, contre respectivement 11,6 % et 25,3 % des travailleurs en moyenne. Il y a deux explications possibles à ce phénomène : d’une part, le travailleur pourrait souhaiter l’enregistrement de toutes ses heures parce qu’il tend à travailler plus longtemps en situation de stress ; d’autre part, le fait de ne pas pouvoir enregistrer toutes ses heures comme il le souhaite pourrait conduire à un état de stress.

Ill. 1. Stress et satisfaction concernant la modalité d’enregistrement du temps de travail




* les travailleurs sont satisfaits de leur modalité d’enregistrement ou de non-enregistrement.

** les travailleurs enregistrent toutes les heures, mais auraient souhaité bénéficier du régime dérogatoire.

*** les travailleurs au bénéfice du régime dérogatoire auraient souhaité enregistrer toutes leurs heures.

**** les travailleurs ne bénéficient pas du régime dérogatoire qu’ils souhaiteraient. Ils sont par exemple au bénéfice de l’article 73a OLT 1 et auraient souhaité l’article 73b OLT 1 ou l’inverse.

Source : Bonvin, Cianferoni et Kempeneers (2019) / La Vie économique

Pas toujours facile de concilier travail et famille


Concernant l’équilibre entre vies professionnelle et privée, environ neuf travailleurs sur dix affirment que leur horaire de travail s’accorde bien ou très bien avec les engagements sociaux et familiaux hors travail. L’autonomie dont ils bénéficient dans la fixation des horaires leur donne une marge de manœuvre pour tenir compte des besoins familiaux.

Paradoxalement, plus d’un tiers des travailleurs dit avoir des difficultés à concilier travail et vie privée. Environ la moitié déclare avoir des difficultés à se détacher du travail, tandis qu’une majorité renonce parfois à des activités de loisirs en raison de la fatigue accumulée au travail ou fait état de préoccupations liées au travail pendant le temps libre. Ainsi, l’appréciation générale de la conciliation entre travail et famille apparaît contrastée.

En recourant à un indice composite qui agrège ces différents paramètres, la qualité de la conciliation entre travail et famille apparaît significativement influencée par les modalités d’enregistrement du temps de travail (voir illustration 2). On observe en effet que les personnes qui enregistrent systématiquement leur temps de travail sont proportionnellement plus nombreuses dans les modalités signalant une bonne conciliation (indices de 0 à 2), alors que les personnes qui ne relèvent pas leur temps de travail se retrouvent fréquemment dans des modalités indiquant une conciliation plus problématique (indices 4 et 5).

L’analyse statistique de ces données dévoile que 18,4 % des personnes qui enregistrent systématiquement leurs heures ont une très bonne conciliation (indice = 0) contre 12,6 % de celles qui ne relèvent que la durée totale quotidienne de leur travail ou 7,9 % de celles qui n’inscrivent pas leur temps de travail. À l’inverse, une conciliation problématique (indice = 5 et plus) concerne 21,8 % des personnes qui ne relèvent pas leurs heures et 15,8 % de celles qui bénéficient d’un enregistrement simplifié.

Les analyses économétriques montrent que la conciliation est également moins bonne pour les répondants insatisfaits de l’enregistrement systématique du temps de travail et qui auraient souhaité bénéficier du régime dérogatoire.

Ill. 2. Indice composite de conciliation travail-famille selon la modalité d’enregistrement du temps de travail




Remarque : 2013 répondants ont été pris en compte pour la construction de l’indice composite. Le total des barres équivaut à 100 % de l’échantillon global des sondés. Un indice de 0 indique une très bonne conciliation, une valeur de 8 une conciliation très problématique.

Source : Bonvin, Cianferoni et Kempeneers (2019) / La Vie économique

Les effets sur la santé se déploient sur le long terme


Les différentes modalités d’enregistrement du temps de travail semblent également avoir une influence sur la santé des travailleurs. Quatre travailleurs sur cinq déclarent que leur état de santé est bon ou très bon. Toutefois, en se focalisant sur la proportion des travailleurs dont l’état de santé est moyen, mauvais ou très mauvais, on observe un lien avec les modalités d’enregistrement : un état de santé moyen à mauvais concerne 20,1 % des travailleurs qui relèvent toutes leurs heures, 17,6 % de ceux qui bénéficient d’un enregistrement simplifié (art. 73b OLT 1) et 12 % de ceux qui n’inscrivent pas leur temps de travail (art. 73a OLT 1).

Les analyses montrent cependant que cette différence n’a pas de liens avec les modalités d’enregistrement, mais qu’il s’agit d’un effet de sélection lié au niveau d’éducation plus élevé des travailleurs au bénéfice des articles 73a OLT 1 et 73b OLT 1. En effet, le régime dérogatoire s’adresse principalement à des cadres et/ou du personnel hautement qualifié. Le lien positif entre éducation et santé est un phénomène empiriquement documenté[4]. L’absence de significativité de ces différences ne signifie toutefois pas qu’aucun lien n’existe entre la modalité d’enregistrement et la santé. Comme les effets du travail sur la santé se déploient à long terme, une étude longitudinale suivant un échantillon de travailleurs sur plusieurs années serait nécessaire afin de les observer. Or, les modifications législatives et leur mise en œuvre étaient trop récentes pour le faire dans l’analyse présentée ici.

Un besoin de mieux encadrer les régimes dérogatoires


En résumé, les travailleurs au bénéfice du régime dérogatoire sont davantage concernés par les longues heures de travail, les horaires atypiques et les difficultés dans la conciliation entre travail et famille. La mise en place de mesures d’accompagnement pourrait jouer un rôle important dans la prévention des risques pour les travailleurs. Cela confère une grande responsabilité aux partenaires sociaux chargés de leur mise en œuvre.

La différence des durées du travail selon les modalités d’enregistrement interroge cependant la nécessité d’instituer des mécanismes de contrôle de la durée habituelle du travail, notamment pour éviter les situations excessives (55 heures hebdomadaires et plus). Il conviendrait également de s’assurer que les travailleurs concernés par les articles 73a OLT 1 (pas d’enregistrement) et 73b OLT 1 (enregistrement simplifié) donnent leur accord explicite sur la modalité d’enregistrement pratiquée et qu’ils soient effectivement informés de la possibilité de relever systématiquement leur temps de travail sans encourir des conséquences négatives.

L’article 73b OLT 1 pourrait être revu pour introduire la nécessité d’un accord explicite du travailleur – et pas seulement une possibilité de refuser s’il le souhaite. L’insatisfaction des travailleurs concernant leur mode d’enregistrement semble en effet être un facteur de stress important qui devrait être mieux pris en compte.

  1. Voir Bonvin, Cianferoni et Kempeneers (2019). []
  2. Kivimäki et al. (2015). []
  3. Ce résultat n’est toutefois pas confirmé avec une marge d’erreur de 5 % par le modèle économétrique, mais il l’est avec une marge d’erreur de 10 %. []
  4. Marmot et al. (1991). []

Bibliographie

  • Bonvin Jean-Michel, Cianferoni Nicola et Kempeneers Pierre (2019). Évaluation des effets des modifications aux règles concernant l’enregistrement du temps de travail (art. 73a et 73b OLT 1) entrées en vigueur le 1.1.2016. Institut de démographie et de socioéconomie, Faculté des sciences de la société, Université de Genève. Étude mandatée par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco).
  • Kivimäki M. et al. (2015). « Long working hours and risk of coronary heart disease and stroke : a systematic review and meta-analysis of published and unpublished data for 603 838 individuals ». The Lancet, 386(10005), 1739–1746.
  • Marmot M. G., Smith G. D., Stansfeld S., Patel C., North F., Head J., White I., Brunner E. et Feeney A. (1991). « Health inequalities among British civil servants: The Whitehall II study ». The Lancet, 337(8754), 1387–1393.

Bibliographie

  • Bonvin Jean-Michel, Cianferoni Nicola et Kempeneers Pierre (2019). Évaluation des effets des modifications aux règles concernant l’enregistrement du temps de travail (art. 73a et 73b OLT 1) entrées en vigueur le 1.1.2016. Institut de démographie et de socioéconomie, Faculté des sciences de la société, Université de Genève. Étude mandatée par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco).
  • Kivimäki M. et al. (2015). « Long working hours and risk of coronary heart disease and stroke : a systematic review and meta-analysis of published and unpublished data for 603 838 individuals ». The Lancet, 386(10005), 1739–1746.
  • Marmot M. G., Smith G. D., Stansfeld S., Patel C., North F., Head J., White I., Brunner E. et Feeney A. (1991). « Health inequalities among British civil servants: The Whitehall II study ». The Lancet, 337(8754), 1387–1393.

Proposition de citation: Jean-Michel Bonvin ; Nicola Cianferoni ; Pierre Kempeneers ; (2019). L’enregistrement simplifié du temps de travail doit être mieux encadré. La Vie économique, 23 octobre.

Méthodologie de l’enquête

L’enquête repose sur la distribution d’un questionnaire électronique en langue allemande et française aux travailleurs actifs dans huit entreprises (assurances, télécommunications, industrie et commerce de détail). La plupart des questions sont reprises de l’enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS). Le questionnaire a été distribué entre septembre 2018 et janvier 2019 à 3907 travailleurs choisis par tirage aléatoire. Les analyses reposent sur un échantillon de 2013 questionnaires complets, soit un taux de réponse de 51,5 %. Sur les 2013 répondants considérés, 47,9 % pratiquent l’enregistrement systématique et 34,1 % l’enregistrement simplifié (art. 73b OLT 1), tandis que 18 % ne relèvent pas leur temps de travail (art. 73a OLT 1). Ce questionnaire n’est pas représentatif de la situation du marché du travail suisse dans son ensemble.