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À qui appartiennent les sociétés suisses cotées en bourse ?

Une étude montre qu’une grande partie des participations dans des entreprises suisses sont en mains états-uniennes, la société d’investissement Blackrock en tête. La part d’investisseurs chinois est en revanche minime.
La reprise de Syngenta par Chemchina en 2017 a suscité des critiques. Le directeur général de Syngenta Erik Fyrwald (à droite) et le président de Chemchina Ren Jianxin (au milieu) lors d'une conférence de presse. (Image: Keystone)

L’acquisition ou la prise de participation majoritaire dans des sociétés suisses par des investisseurs étrangers suscite de plus en plus d’inquiétudes dans l’opinion publique et dans le monde politique. Les participations étrangères dans des multinationales suisses n’ont certes rien d’extraordinaire et sont inhérentes à la représentation d’un marché financier mondialisé. Des voix critiques s’élèvent cependant lorsqu’il s’agit de reprises d’entreprises financées et pilotées stratégiquement par des fonds publics, comme dans le cas d’investisseurs chinois ou de fonds souverains. Ou lorsque des sociétés ou des marques suisses traditionnelles sont concernées comme Eterna, Swissport, Gategroup, Syngenta ou Actelion. Ces dernières années, le nombre et l’importance des reprises ont augmenté de façon significative. Des voix critiques craignent que la Suisse y perde en savoir-faire ou que la concurrence loyale soit faussée.

Au vu de cette évolution, diverses interventions parlementaires ont été déposées. Elles demandaient au Conseil fédéral un rapport sur l’ampleur des participations étrangères, sur la nécessité d’une réglementation et sur les possibilités de légiférer[1], quand elles n’exigeaient pas des bases légales concrètes[2].

Mais quelle importance ont en réalité ces participations étrangères, mis à part quelques cas isolés ayant bénéficié d’une forte médiatisation ? L’hypothèse exprimée lors du débat parlementaire par le conseiller aux États PLR Ruedi Noser, selon laquelle plus de 70 % des sociétés comme Novartis, Credit Suisse, UBS ou Zurich sont déjà en possession d’actionnaires étrangers, est-elle exacte[3] ? Et qu’en est-il des sociétés de plus petite taille ?

En lien avec ces interventions, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a commandé un examen des conditions de participation dans les entreprises suisses cotées qui composent l’indice SMI-Expanded, avec comme jour de référence le 15 septembre 2018[4]. L’indice comprend les 46 sociétés[5] négociées à la Bourse suisse Swiss Exchange (SIX) qui affichent la plus forte capitalisation boursière[6].

Actionnaires majoritairement inconnus


Précisons d’emblée que la part de 70 % d’actionnaires étrangers présumée par Ruedi Noser ne peut être ni confirmée ni infirmée pour l’ensemble des sociétés considérées en raison de la forte fragmentation de l’actionnariat. Des informations publiquement accessibles, définies légalement dans le cadre de l’obligation de notification, n’existent ainsi que pour les actionnaires possédant au moins 3 % d’une société[7]. Il n’y a pas d’informations fiables sur l’identité des actionnaires détenant une participation plus faible (« capital flottant » ou actions dites « disséminées »). Au mieux, certaines sociétés publient des informations dans leur rapport d’activité ou des portails de recherche diffusent des estimations. Ces informations sont cependant peu exploitables pour une comparaison au sein d’un grand ensemble d’entreprises, car elles présentent des degrés de spécification variables et obéissent à des critères hétérogènes. En ce qui concerne les sociétés du SMI-Expanded, les obligations légales d’annonce ne permettent d’attribuer qu’environ 21 % des droits de vote à des actionnaires identifiables. Les entreprises connaissent en moyenne 34 % des détenteurs des droits de vote, ou 31 % lorsque ceux-ci sont pondérés par la capitalisation boursière (voir tableau 1).

Tab. 1. Part moyenne d’investisseurs étrangers dans le SMI-Expanded







Moyenne pondérée par la capitalisation boursière Moyenne non pondérée
  Annonces de SIX Annonces de SIX + rapports d’activité Annonces de SIX Annonces de SIX + rapports d’activité
Part d’investisseurs étrangers par rapport aux droits de vote connus 29 % 47 % 52 % 48 %
Part de droits de vote connus 31 %* 52 % 34 %* 39 %


*La part des droits de vote connus agrégée pour l’ensemble des sociétés atteint 21,4 % en raison de l’obligation légale de notification (annonces faites à SIX).

Source : annonces de SIX / rapports d’activité 2017 des sociétés / calculs propres

Pour les six sociétés dont les rapports annuels précisent les droits de vote détenus par des étrangers, environ 70 % de la structure de propriété peut être attribuée à tel ou tel actionnaire. Pour les quatre sociétés mentionnées par Ruedi Noser et qui en font partie, le bilan est le suivant (voir tableau 2) : d’après les annonces faites à SIX, 15 % des actionnaires peuvent être identifiés. En moyenne (non pondérée), 81 % de ces participations sont en mains étrangères. Si l’on y ajoute les informations tirées des rapports d’activité, 71 % des actionnaires peuvent dans l’ensemble être identifiés, alors que la proportion d’étrangers tombe à 47 % pour les droits de vote.

Tab. 2. Part d’étrangers au niveau des participations (droits de vote) dans quatre grandes sociétés suisses










 Selon les annonces faites à SIX : Selon les annonces faites à SIX + rapports d’activité (si disponibles) :
Part des droits de vote connus Dont proportion d’étrangers Part des droits de vote connus Dont proportion d’étrangers
Novartis 15 % 51 % 70 % 57 %
Credit Suisse 24 % 100 % 57 % 68 %
UBS 11 % 73 % 56 % 10 %
Zurich 8 % 100 % 100 % 52 %
Moyenne non pondérée 15 % 81 % 71 % 47 %


Source : annonces de SIX / rapports d’activité 2017 des sociétés / calculs propres

L’exemple des quatre sociétés montre que les annonces faites à SIX ne couvrent qu’une partie des informations pertinentes. Une grande partie des données, tout aussi pertinentes, ne sont donc pas accessibles publiquement. Des constats fiables sur les conditions de participation ne peuvent ainsi être fondés que sur les droits de vote connus nominalement et doivent exclure les actions disséminées non identifiables.

Les participations connues ne peuvent donc pour l’instant être établies de façon fiable que sur la base des annonces faites à SIX. Celles-ci fournissent certes une base de données cohérente et uniforme, mais nullement exhaustive. Le tableau obtenu gagne en pertinence si l’on y intègre les informations tirées des rapports d’activité, mais ces dernières ne sont disponibles que pour un petit nombre de sociétés (6 sur 46), ce qui donnerait une image incohérente.

Proportion d’étrangers peu claire


Si l’on pondère les sociétés par leur capitalisation boursière et que l’on rapporte les droits de vote aux seuls droits connus, 29 % des droits de vote déclarés à SIX sont en moyenne en mains étrangères (voir tableau 1)[8]. La moyenne non pondérée, dans laquelle les poids lourds de la bourse ont moins d’influence, se situe en revanche autour de 52 %. Toutefois, seuls 21,4 % des droits de vote peuvent être attribués à des actionnaires identifiés en raison de l’obligation légale de notification ; les droits de vote restants peuvent se trouver en mains suisses comme étrangères. Un flou important règne donc lors de l’identification de la proportion des droits de vote en mains étrangères.

Si l’on intègre les informations tirées des rapports d’activité des six sociétés sous revue, la proportion d’investisseurs étrangers passe respectivement de 29 à 47 % (en valeurs pondérées) et de 52 à 48 % (en valeurs non pondérées).

Les actionnaires états-uniens en tête


Mais qui sont ces investisseurs étrangers[9] ? L’étude montre que la plus grande partie des investisseurs identifiés proviennent des États-Unis, indépendamment du calcul de la moyenne (pondérée ou non par la capitalisation boursière) et de l’exploitation d’informations tirées des rapports d’activité. Si l’on considère les valeurs les plus basses et les plus élevées, les actionnaires états-uniens contrôlent en moyenne 20 à 35 % des droits de vote connus et les investisseurs européens entre 3 et 13 % (voir tableau 3). Les autres pays détiennent entre 2 et 9 % des droits de vote connus[10]. Le fait que les investisseurs chinois possèdent moins de 1 % des droits de vote est plutôt surprenant.

Si l’on analyse les données par groupe d’investisseurs, il s’avère – cette fois sans surprise – que les investisseurs institutionnels contrôlent la majorité des droits de vote. L’écart important entre la moyenne pondérée par la capitalisation boursière (58 %) et la moyenne non pondérée (69 %) indique que les institutionnels investissent plus fortement dans les sociétés à faible capitalisation. Le phénomène inverse s’observe dans le cas des participations en mains privées[11]. Les investisseurs publics (fonds souverains compris) possèdent environ 5 % des droits de vote déclarés.

La plupart des investisseurs institutionnels sont des sociétés de placement, principalement des fonds d’investissement. Elles contrôlent respectivement 29 % (moyenne pondérée par la capitalisation boursière) et 52 % (moyenne non pondérée) des droits de vote. La société d’investissement états-unienne Blackrock est de loin l’acteur principal : le jour de référence, elle détenait une participation dans 38 des 46 sociétés sous revue, avec une part (pondérée par la capitalisation boursière) de 12 % des droits de vote déclarés et de près de 4 % du total des voix.

Tab. 3. Investisseurs étrangers dans le SMI-Expanded, par origine et par catégorie (proportion d’étrangers par rapport aux droits de vote connus)





























Moyenne pondérée par la capitalisation boursière Moyenne non pondérée
Annonces de SIX Annonces de SIX + rapports d’activité Annonces de SIX Annonces de SIX + rapports d’activité
Par régions :
Suisse 68,2 % 50,7 % 40,3 % 43,6 %
Europe (sans la Suisse) 3,2 % 12,7 % 7,9 % 10,3 %
États-Unis 20,5 % 26,8 % 35,0 % 30,3 %
Autres 2,2 % 4,3 % 5,0 % 4,0 %
Investisseurs étrangers non catégorisables 3,3 % 3,0 % 3,8 % 3,8 %
Investisseurs non catégorisables comme suisses ou étrangers 2,6 % 2,5 % 8,0 % 8,0 %
Royaume-Uni 0,5 % 2,3 %
Allemagne 0,2 % 1,4 %
Suède 1,3 % 1,2 %
Norvège 0,8 % 1,7 %
Chine 0,3 % 0,7 %
Arabie saoudite 1,0 % 1,6 %
Par catégories d’investisseurs :
Institutionnels* 57,8 % 69,4 %
Collectivités publiques / fonds souverains 4,6 % 5,5 %
Particuliers 27,9 % 12,3 %
Non catégorisables 9,7 % 12,8 %
Parmi les institutionnels*:
Société de placement 29,1 % 51,7 %
Possession en mains propres / participations** 15,9 % 1,4 %
Entreprises 7,7 % 5,4 %


*Types d’investisseurs institutionnels : sociétés de placement, banques, possessions en mains propres/participations, fonds spéculatifs, caisses ou fonds de pension, fondations, entreprises, assurances.

**Entreprises ayant des participations dans leurs propres sociétés et dans d’autres firmes.

Source : annonces de SIX / rapports d’activité 2017 des sociétés / calculs propres

Des informations plus transparentes sont nécessaires


Eu égard aux données disponibles, la question de la part détenue par les investisseurs étrangers dans les sociétés suisses cotées en bourse ne peut avoir qu’une réponse incomplète et peu précise. D’une part, les déclarations obligatoires faites par la plupart des sociétés se traduisent par une forte proportion d’actionnaires inconnus. D’autre part, les informations supplémentaires disponibles (par exemple dans les rapports d’activité) sont hétérogènes et ne peuvent guère faire l’objet de comparaisons.

Si l’on s’en tient aux informations qui doivent être déclarées (soit les participations supérieures à 3 %), la part d’actionnaires étrangers se situe entre un tiers et la moitié des droits de vote déclarés ; en exploitant également les rapports d’activité, elle atteint environ 50 %.

Pour obtenir des informations plus fiables, il faudrait notamment abaisser le seuil de déclaration obligatoire de 3 %. Cela entraînerait cependant une charge administrative élevée et compromettrait la compétitivité internationale de la place financière suisse. Il serait donc plus logique d’améliorer la transparence de l’actionnariat dans les rapports d’activité des entreprises, en veillant toutefois à ce que les informations soient uniformes et comparables.

  1. Interpellations Vogt 17.3387, 17.3388 et 17.3671 ; postulat Bischof 18.3376 ; postulat Stöckli 18.3233. Le rapport « Investissements transfrontaliers et contrôles des investissements » a été publié le 13 février sur www.seco.admin.ch. []
  2. Motion Rieder 18.3021. []
  3. Bulletin officiel 2018, p. 422, BO 2018 E 422. []
  4. Zimmermann Heinz et Seiler Zimmermann Yvonne (2019), Besitzverhältnisse an börsenkotierten schweizerischen Unternehmungen. Eine Analyse des « SMI expanded » Aktienuniversums. Étude mandatée par le Seco, 51 pages. L’étude complète est disponible sur www.seco.admin.ch. []
  5. Au jour de référence, l’indice SMI-Expanded comptait 47 sociétés, dont une (AMS) domiciliée en Autriche a été exclue de l’enquête. []
  6. Par « capitalisation boursière », on entend la valeur boursière de toutes les actions d’une société négociées sur le marché des capitaux. []
  7. Les dispositions concernant la publicité des participations figurent depuis le début 2016 à l’art. 120 ss LIMF. Les seuils obligeant à les déclarer sont ceux atteignant ou dépassant vers le haut ou vers le bas 3, 5, 10, 15, 20, 25, 33⅓, 50 et 66⅔ % des droits de vote. []
  8. Dans l’étude complète, les résultats sont donnés pour chaque entreprise et en moyenne. Seules les moyennes sont présentées dans le présent article. []
  9. Pour d’autres catégories et résultats, voir l’étude complète de Zimmermann et Seiler Zimmermann (2019). []
  10. La valeur de 9 % (plus précisément de 8,8 %) correspond à la somme maximale des pays « restants » et des « investisseurs étrangers non catégorisables » dans le tableau 3. []
  11. Cet effet est avant tout dû aux entreprises qui connaissent une forte participation familiale (Hoffmann, Schindler). []

Proposition de citation: Yvonne Seiler Zimmermann ; Heinz Zimmermann (2019). À qui appartiennent les sociétés suisses cotées en bourse . La Vie économique, 18 juin.