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« J’aime l’idée de vivre dans un pays qui a une monnaie forte »

Le chef économiste du Seco, Eric Scheidegger, a une vision fondamentalement positive du franc fort. Dans cet entretien, il tire les enseignements d’une série d’études sur l’appréciation de la monnaie nationale.
« La notion de franc fort est chargée d'une connotation négative. » Eric Scheidegger, chef de la Direction de la politique économique, dans son bureau au Seco.

Monsieur Scheidegger, qu’évoque pour vous l’expression « franc fort » ?


La notion est chargée d’une connotation négative depuis longtemps. Sur le fond, considérer le franc fort comme un problème est plutôt partial. Son appréciation abrupte à la suite de la crise économique mondiale provenait surtout de la faiblesse chronique de l’euro. Si, en revanche, le franc fort nous renvoie l’image d’une économie solide, la notion revêt un caractère positif. J’aime l’idée de vivre dans un pays qui a une monnaie forte et je serais préoccupé d’être le citoyen d’une nation à monnaie faible.

Pourquoi ?


Une monnaie faible renchérit toujours les biens importés et les vacances à l’étranger.

Le franc s’est régulièrement apprécié depuis 1973. Quelles en sont les raisons ?


La première raison de l’appréciation nominale du franc par rapport à d’autres monnaies tient au différentiel d’inflation : le renchérissement a été faible en Suisse ces dernières décennies en comparaison avec l’étranger. La deuxième raison réside dans la forte demande de biens suisses de qualité, ce qui a consolidé la monnaie. La troisième, enfin, est liée au fait que la place économique suisse reste une valeur refuge en temps de crise.

Le franc est-il donc dopé par les flux de capitaux ?


À court terme, oui. C’est typique en période d’insécurité politique, qu’il s’agisse de troubles géopolitiques ou de crises au sein de l’union monétaire. Le franc attire les investisseurs étrangers dans de tels cas. Inversement, les flux de capitaux suisses vers l’étranger ralentissent. À titre d’exemple, les investisseurs suisses n’ont guère eu confiance dans la zone euro ces dernières années, ce qui a aussi augmenté la demande en francs. À long terme, les flux de capitaux et la valeur d’une monnaie sont toutefois déterminés par des facteurs fondamentaux, et non par les décisions à courte échéance d’une poignée d’investisseurs.

Le Seco confie des mandats externes d’études économiques sur des thématiques particulières. Quels sont ses objectifs ?


Nous contribuons ainsi à la recherche publique présentant un lien fort avec la Suisse. D’une part, nous avons besoin de connaissances pour relever les défis de la politique économique. D’autre part, nous voulons inciter les établissements de recherche à mener d’autres études sur la base de ce savoir.

Une récente série d’études porte sur l’appréciation du franc et ses conséquences. En quoi les conclusions de ces travaux vous ont-elles étonné ?


Deux points sont intéressants : les dépenses consacrées à la recherche et développement (R&D) réagissent de manière plus marquée à une appréciation du franc que je ne le pensais. Je croyais que l’évolution de ces dépenses serait plus constante. Il s’agit, en effet, d’un investissement sur l’avenir.

Et le second point ?


Nous n’avons pas vraiment de problème avec le phénomène dit du syndrome hollandais. On aurait pu s’attendre à ce que les branches exportatrices productives, comme les industries pharmaceutique et horlogère ou le secteur financier, représentent indirectement une charge pour d’autres branches moins productives, par exemple la restauration. En effet, la demande en faveur des branches exportatrices fortes peut entraîner une appréciation de la monnaie nationale. L’étude menée à ce sujet a bien décelé des indices d’effets similaires, mais ces derniers demeurent peu importants.

Dans une perspective à long terme, l’économie a donc su échapper à l’appréciation du franc ?


Oui, c’est un constat majeur : l’appréciation constante du franc n’est pas en soi une charge pour l’économie. En dépit de l’appréciation réelle à long terme, les exportations ne cessent d’augmenter. Les études montrent également qu’en règle générale, la situation conjoncturelle à l’étranger est plus importante pour l’évolution des exportations que le taux de change. Lorsque les marchés visés se portent bien, les entreprises peuvent exporter même si la monnaie est relativement forte.

L’économie suisse a fait preuve d’une étonnante résistance en janvier 2015, au lendemain de la suppression du taux plancher, alors que certaines prévisions faisaient planer le spectre de la récession. À quoi cela tient-il ?


Les prévisions qui ont annoncé une récession avaient été formulées peu après la levée du taux plancher. Le Seco n’a délibérément pas formulé de pronostics intermédiaires immédiats, car nous voulions attendre l’évolution sur les marchés de devises et les réactions des entreprises. Dans les prévisions de mars, nous avons pu mieux estimer l’évolution et dire sans trop risquer de nous tromper qu’il n’y aurait pas de récession. Finalement, le ralentissement n’a pas été aussi fort que nous l’imaginions.

Nous observons depuis 2003 un processus de concentration dans la structure des exportations. L’industrie pharmaceutique, en particulier, a gagné en importance. Selon une étude de l’université de Bâle, ce phénomène n’a pas grand-chose à voir avec la fermeté du franc. N’est-ce pas surprenant ?


Pour l’industrie pharmaceutique, la demande de médicaments à l’étranger est plus importante que le taux de change. Cela tient, par exemple, à la prospérité croissante des pays émergents et à la sensibilité relativement faible aux prix dans le secteur de la santé.

L’appréciation du franc accroît à long terme la qualité des produits suisses exportés, comme le souligne la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW). Quelles conclusions en tirez-vous ?


Les entreprises ont compris la nécessité de s’adapter à cette appréciation constante du franc. Elles se concentrent sur les produits de haute qualité ou s’emploient à améliorer l’assortiment actuel. Les marchandises de qualité sont moins sensibles à la variation des taux de change, car les clients à l’étranger sont disposés à payer un bon prix. Il peut donc s’avérer judicieux, du point de vue des entreprises, de fabriquer des produits plus simples à l’étranger et de se spécialiser en Suisse sur des biens de première qualité.

La qualité des produits s’accroît et les mutations structurelles s’accélèrent : tout compte fait, le franc fort serait-il bénéfique à l’économie ?


Je présenterais la question différemment. Le franc fort résulte de la puissance de notre économie. Je ne suis guère partisan de la formule « Plus les entreprises sont confrontées à des obstacles, plus elles sont dynamiques ». Nous avons des firmes créatives en Suisse et nous figurons depuis des décennies parmi les économies les plus innovantes. Les périodes de crise révèlent particulièrement bien les capacités d’une nation en termes de créativité et de flexibilité.

Cette image globale masque le fait que la fermeté du franc n’a pas le même impact selon l’entreprise ou la branche. L’emploi a nettement reculé dans l’industrie manufacturière après 2015, comme le montre une étude du Centre de recherches conjoncturelles (KOF). Qu’en concluez-vous ?


C’est un point important. La Suisse compte des centaines de milliers d’entreprises. Chacune d’elles vit de manière différente les conséquences du franc fort. Le secteur industriel est particulièrement exposé lorsque l’appréciation est abrupte, parce qu’il est fortement axé sur les exportations. En guise de mesure immédiate, les entreprises ont généralement réduit le nombre d’emplois vacants, comme en témoignent les auteurs de l’étude en question. Au lieu de prendre des décisions précipitées visant à baisser rapidement les frais et de procéder à des licenciements collectifs, elles se sont montrées très avisées. Les petites firmes ont peu taillé dans l’emploi. Cela dit, il apparaît qu’une part essentielle du recul a pu être amortie par l’intermédiaire des fluctuations naturelles, car les recrutements ont été peu nombreux.

La part des salariés de l’industrie recule depuis les années septante. Qu’est-ce qui plaide encore en faveur de la place industrielle suisse ?


Il est à noter que, pour la Suisse, la contribution de l’industrie à la valeur ajoutée dans le PIB est stable depuis les années nonante. Sur la totalité des emplois, la proportion des postes industriels a certes diminué, mais la part de valeur ajoutée imputable à ce secteur est toujours aussi élevée qu’il y a vingt ans. La place industrielle suisse demeure donc solide.

Vous jugez étonnant le fait que les entreprises réduisent les dépenses de R&D quand le franc s’apprécie. Comment se comportent-elles en cas de dépréciation ?


Il est vrai que l’effet clairement négatif d’une forte appréciation du franc sur les dépenses de R&D est quelque peu surprenant, quand on sait que les entreprises n’ont pas cessé d’investir dans ce domaine au cours des dernières décennies. L’étude montre toutefois que les firmes ont augmenté de manière moins importante ce type de dépenses en raison de l’appréciation du franc. Elles réagissent également de manière symétrique. Autrement dit, une appréciation de la monnaie affaiblit certes les dépenses de R&D des entreprises, mais une dépréciation, à l’inverse, les accroît. Dans l’ensemble, la Suisse demeure très attrayante pour la recherche et développement, même lorsque le franc est fort.

Ce constat est valable pour les grandes entreprises. Qu’en est-il des PME ?


Les PME attachent une grande importance à la R&D, même en cas d’appréciation du franc, comme le montrent les études. Certaines vont même jusqu’à développer ces activités. Au lendemain de l’abolition du taux plancher, le conseiller fédéral Johann N. Schneider-Ammann s’est dit préoccupé à l’idée que des PME pourraient réduire leurs activités de R&D et perdre ainsi en compétitivité. C’est pourquoi, à l’été 2015, la Confédération a simplifié l’accès des PME aux projets de recherche de la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI). C’était une manière délibérée de stabiliser la R&D dans les moyennes entreprises.

Le Conseil fédéral doit-il faire davantage dans ce dossier ?


Non. Avec l’appréciation du franc, nous devons distinguer entre la tendance à long terme et les chocs ponctuels venant des taux de change, comme en 2010/2011 et en 2015. Malgré l’appréciation constante du franc, les activités de R&D ont massivement augmenté en Suisse depuis les années septante. On pourrait toutefois faire valoir que, sans le choc de l’appréciation du franc, les dépenses de R&D seraient plus élevées encore.

Le train de mesures de 2011 visant à atténuer les effets du franc fort portait sur la promotion de l’innovation et prévoyait des fonds supplémentaires pour la promotion touristique. A posteriori, était-ce inutile ?


La décision du Conseil fédéral était tout à fait justifiée. Le secteur touristique a dû faire face à trois problèmes. Premièrement, la Suisse est devenue trop chère pour nos hôtes étrangers. Deuxièmement, la clientèle domestique manquait, car le touriste local préfère aller en vacances dans des pays où la monnaie est plus avantageuse. Troisièmement, les entreprises touristiques ne peuvent pas, à l’instar des firmes industrielles par exemple, acquérir des intrants meilleur marché.

Quelles conclusions applicables à la politique économique tirez-vous des résultats des études ?


Premièrement, les entreprises suisses font preuve d’une forte capacité d’adaptation face à l’appréciation du franc. Deuxièmement, la politique économique doit tout mettre en œuvre pour permettre aux entreprises de conserver leur flexibilité. Il est important que le marché du travail reste flexible, car, en cas de choc monétaire, les entreprises doivent, par exemple, avoir la possibilité d’augmenter les horaires à titre temporaire. Troisièmement, en cas d’événements imprévus, il faut d’abord observer leur évolution et leurs incidences sur l’économie pour éviter de prendre des mesures conjoncturelles hâtives. La stratégie qui a consisté, après la suppression du taux plancher, à mener des évaluations trimestrielles de la situation et à préparer parallèlement un ensemble de mesures réalistes a été la bonne avec le recul.

Que cela signifie-t-il pour la politique de croissance 2016-2019 du Conseil fédéral ?


Un volet important du train de mesures est l’amélioration de la productivité du travail dans toutes les branches. Un autre volet vise à augmenter la résistance face à des chocs exogènes. Une politique économique prévoyante sait qu’il y aura certainement une prochaine crise. Il faut donc s’y préparer. Des finances publiques saines sans déficits structurels permettent d’éviter des programmes d’austérité draconiens lorsque la crise est là. Les banques doivent disposer d’une assise solide pour conserver leur solvabilité le cas échéant. Enfin, les ménages ne doivent pas être surendettés pour ne pas devoir réduire fortement leur consommation en période de marasme économique.

Suite à l’appréciation du franc, un grand nombre de demandes ont été formulées par des employeurs, des associations de travailleurs et des entreprises. Quelle est l’attitude du Seco à leur égard ?


Le Seco applique le principe de la neutralité à l’endroit des branches et ne mène pas de politique qui leur soit spécifique. Nous sommes également critiques à l’égard des opérations de sauvetage et des subventions en faveur de certaines entreprises. Nous ne croyons pas à une politique industrielle. Enfin, le Seco fait confiance à la tradition du partenariat social, sous les auspices duquel, même en temps de crise, des mesures sont arrêtées d’un commun accord. Cela nous permet généralement d’éviter des interventions étatiques.

Comment jugez-vous les récentes tendances à la dépréciation du franc par rapport à l’euro ?

Il faut attendre pour voir si ces tendances se maintiennent. Cette embellie n’en reste pas moins la bienvenue : elle pourrait soulager bon nombre d’entreprises. Si la dépréciation du franc devait se révéler durable ou se renforcer encore, la reprise conjoncturelle, modérée jusqu’ici, pourrait s’amplifier et se consolider.

Proposition de citation: Nicole Tesar ; Stefan Sonderegger ; (2017). « J’aime l’idée de vivre dans un pays qui a une monnaie forte ». La Vie économique, 24 octobre.

L'invité

Eric Scheidegger, âgé de 56 ans, est le directeur suppléant du Secrétariat d’État à l’économie (Seco). Il y tient les rênes de la Direction de la politique économique depuis 2012. Auparavant, il était à la tête de la Direction de la promotion économique. Titulaire d’un doctorat en sciences économiques de l’université de Bâle, M. Scheidegger a travaillé notamment comme journaliste économique pour la Neue Zürcher Zeitung et a été le conseiller personnel du conseiller fédéral Pascal Couchepin en matière de politique économique.