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Monnaie pleine : une expérience inutile, risquée et pleine d’inconnues

L’initiative « Monnaie pleine » se veut une réponse aux incertitudes que fait courir le monde de la finance à l’économie et aux déposants. Si les intentions sont louables, les moyens proposés ne vont pas dans la bonne direction.
L’initiative « Monnaie pleine » empêcherait les investissements de se faire là où ils sont nécessaires. Construction du lotissement « Zollfreilager », à Zurich

L’initiative « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale », dite initiative « Monnaie pleine », a été déposée le 1er décembre 2015. Elle est portée par l’association Modernisation monétaire (Momo), indépendante de tout parti politique. Elle se veut une réponse à la crise financière et à celle de l’endettement qui sont survenues à la fin des années 2000. Ces bouleversements proviendraient principalement, si l’on en croit les auteurs du texte, de la création massive de monnaie par le système bancaire. De plus, notre argent ne serait pas en sécurité dans les banques commerciales. Les initiants jugent également problématique que la monnaie créée actuellement par les banques s’accompagne de dettes supplémentaires. L’initiative a donc un double objectif : mettre notre argent à l’abri des turbulences et réduire le risque de crises financières. Concrètement, elle propose deux changements fondamentaux. D’abord, toute la monnaie nécessaire au trafic de paiement, y compris la monnaie scripturale (voir tableau), serait exclusivement émise par la Banque nationale suisse. L’argent serait, ensuite, créé « sans dette », puis transféré directement aux collectivités publiques et aux particuliers.

Monopole absolu de la Banque nationale sur la création monétaire


Dans le système « Monnaie pleine », les comptes à vue sortiraient du bilan des banques commerciales et seraient entièrement couverts par des avoirs auprès de la BNS. Ils seraient ainsi protégés d’une éventuelle faillite de la banque commerciale. En conséquence, les banques ne pourraient plus créer de monnaie en octroyant des crédits, comme elles le font actuellement (voir encadré).

La création monétaire via les banques commerciales est bénéfique pour notre économie. Elle permet de financer des investissements sans être limitée par l’épargne disponible. Les banques commerciales jouent un rôle de prestataires financiers pour les particuliers et les entreprises. Elles permettent de réaliser des investissements et de développer des projets qui ne pourraient se concrétiser sans les prêts bancaires. Dans le système « Monnaie pleine », cette fonction serait entravée, car les banques ne pourraient plus utiliser les dépôts à vue des clients pour financer des investissements. Cela pourrait se traduire par une pénurie de crédit, mais aussi par des pertes pour les banques. La BNS pourrait prêter de l’argent aux établissements commerciaux en cas de besoin. La gestion de la masse monétaire et des crédits octroyés serait ainsi centralisée, ce qui n’est pas compatible avec une économie de marché. Par ailleurs, les banques commerciales sont les mieux à même d’évaluer les risques liés à l’octroi de crédit.

La création monétaire des banques n’est pas illimitée, comme l’affirment les auteurs de l’initiative. En effet, les crédits accordés dépendent de plusieurs facteurs contraignants : la politique monétaire (taux d’intérêt), la demande de crédit, qui est fonction de la conjoncture (taux d’intérêt, perspectives d’avenir), et les prescriptions légales (ratios de réserves minimales détenues auprès de la BNS, liquidités exigées pour les banques, exigences de fonds propres pour l’emprunteur). Les banques n’acceptent, en outre, de prêter qu’après un examen approfondi des risques. Elles ont, enfin, tout intérêt à ce que le débiteur rembourse.

Ne pas financer les dépenses publiques avec la planche à billets


Le deuxième changement fondamental voulu par l’initiative est la création d’une monnaie « sans dette » ainsi que sa redistribution à la Confédération, aux cantons et à la population. Actuellement, la monnaie créée par la BNS est couverte par des actifs (placement en devises ou en or). Il s’agit d’une écriture au bilan. Créer une monnaie « sans dette », c’est-à-dire sans contrepartie à l’actif, impliquerait un trou dans le bilan. Il s’agit là d’une hérésie à la fois comptable et conceptuelle.

La loi interdit aujourd’hui à la BNS de financer les dépenses de l’État. Cette stricte séparation des politiques budgétaire et monétaire a deux grands avantages. Elle évite, d’abord, une augmentation exagérée de la masse monétaire et donc une inflation galopante. Elle garantit, ensuite, l’indépendance de la BNS, ce qui est primordial pour que la politique monétaire soit conduite de manière efficace. Dans le système « Monnaie pleine », la BNS ferait l’objet de pressions politiques considérables afin qu’elle finance les dépenses de l’État. L’histoire a démontré que, lorsque le gouvernement et la banque centrale fonctionnent en étroite association, cela mène à une forte inflation[1]. C’est pour éviter de tels problèmes que les banques centrales jouissent d’une grande autonomie et que le financement direct des dépenses publiques leur est interdit.

La stabilité financière passe par d’autres moyens


Les auteurs de l’initiative promettent d’améliorer la stabilité financière. De leur point de vue, le système « Monnaie pleine » contribuerait à éviter les bulles financières. L’État ne serait plus tenu de sauver les banques et la monnaie déposée sur les comptes du trafic des paiements. Cependant, force est de constater qu’un tel système ne tient pas toutes ses promesses. Premièrement, l’initiative n’empêchera pas la création de cycles de crédits et de bulles financières. Ces dernières apparaissent lorsque les banques, les ménages et les entreprises sous-estiment les risques encourus ou que les anticipations en matière de prix sont erronées et exagérées. Un système « Monnaie pleine » n’aurait aucune incidence à ce niveau. Deuxièmement, le trafic des paiements étant garanti, l’État n’aurait plus à sauver les banques systémiques. C’est oublier que ce motif n’est pas le seul qui pousse les gouvernements à agir. Il en serait de même si l’établissement concerné occupe une position importante dans les domaines du crédit et de l’épargne, ou est fortement imbriqué dans le système bancaire national. Troisièmement, même si l’initiative empêchait les retraits massifs (« bank run ») sur les comptes du trafic de paiement, ce ne serait pas le cas pour les autres types de comptes, comme l’épargne ou les dépôts à terme.

Les auteurs de l’initiative considèrent à juste titre que le système financier et le secteur bancaire sont des domaines fragiles susceptibles de conduire à des crises financières et économiques. Or, pour y faire face, il faut des outils plus efficaces et moins pénalisants pour notre économie que ceux proposés. Le Conseil fédéral les a déjà mis en œuvre depuis la crise de 2007 : exigences accrues envers les banques en matière de fonds propres et de liquidités, exigences supplémentaires spéciales pour les établissements d’importance systémique (« too big to fail »), etc.

Enfin, l’initiative a pour objectif de protéger l’argent des déposants, plus précisément, leurs dépôts à vue de toute perte consécutive à la faillite d’une banque. Cependant, d’autres avoirs, notamment sous forme d’épargne, ne sont pas concernés par la réforme « Monnaie pleine » et ne seraient donc pas protégés. Or, la règlementation actuelle poursuit déjà le même but. Afin que les moyens d’existence d’un client ne soient pas mis en danger, une somme de 100 000 francs par client et par banque est considérée comme un dépôt privilégié et est donc protégée.

En conclusion, l’initiative « Monnaie pleine » ne permet pas d’atteindre les objectifs qu’elle se fixe. Elle serait, en outre, source de grandes incertitudes et de coûts potentiellement élevés pour le secteur financier ainsi que pour toute l’économie. En cas d’acceptation, la Suisse serait seule à réformer de manière aussi profonde et hasardeuse son système monétaire et financier.

Définitions de base









Monnaie La monnaie est souvent définie par ses trois fonctions : unité de compte (permet de compter les biens échangés), moyen de paiement (permet de payer des biens, moyen d’échange) et réserve de valeur (permet l’épargne).

Dépôt ou compte à vue

 

Compte courant, par opposition à un compte épargne. Compte ordinaire destiné normalement au trafic de paiements.

Avoirs en comptes de virement ou avoir à vue auprès de la BNS

 

Avoirs à vue que les banques commerciales détiennent auprès de la banque centrale. Ces avoirs sont des moyens de paiement ayant cours légal. La demande d’avoirs en comptes de virement découle d’un double besoin des banques. Celles-ci doivent satisfaire aux exigences légales en matière de liquidités, mais aussi disposer d’un volume suffisant de tels avoirs pour assurer le trafic des paiements sans numéraire entre elles (système SIC).
Monnaie centrale Billets en circulation et avoirs en comptes de virement détenus par les banques commerciales à la BNS. La monnaie centrale est également appelée agrégat monétaire M0 ou base monétaire.
Monnaie scripturale Par opposition à la monnaie fiduciaire (constituée des billets et des pièces), la monnaie scripturale est un avoir géré sur un compte bancaire ou postal. Elle se compose des dépôts des banques commerciales auprès de la BNS (appelés avoirs en comptes de virement) et des dépôts du public non bancaire (ménages, entreprises…) auprès des banques commerciales.
Moyens de paiement légal

Il s’agit des pièces de monnaie, des billets de banque et des avoirs à vue en francs auprès de la BNS. En principe, les moyens de paiement légal doivent être acceptés en paiement sans limitation de la somme, sauf convention contractuelle contraire.

Dans le système « Monnaie pleine », la monnaie scripturale déposée sur nos comptes à vue deviendrait également de la monnaie centrale et un moyen de paiement légal.

  1. Voir, par exemple, Bernholz P., Monetary Regimes and Inflation : History, Economic and Political Relationships, Cheltenham (UK) et Northampton (MA, USA), Edward Elgar, 2003. []

Proposition de citation: Sandra Daguet ; Martin Baur ; (2016). Monnaie pleine : une expérience inutile, risquée et pleine d’inconnues. La Vie économique, 21 décembre.

La création monétaire aujourd’hui
Création de monnaie centrale

  • La BNS peut acheter des devises étrangères aux banques commerciales en échange de francs suisses qu’elle crée pour l’occasion. Cela permet également d’augmenter le niveau des liquidités dans l’économie. C’est l’un des instruments employés aujourd’hui pour réduire la pression sur le franc (augmentation de l’offre de franc afin de faire baisser sa valeur).
  • La BNS peut conclure des opérations repos (prise en pension de titres) avec les banques commerciales. Il s’agit de crédits à court terme accordés par la BNS aux banques commerciales. Ce moyen n’est actuellement pas utilisé.

Création monétaire par les banques commerciales


Les banques commerciales accordent des crédits aux ménages et aux entreprises. Lorsqu’elles allouent un prêt, elles créditent le montant approprié à titre de dépôt sur un compte au nom du client (création de monnaie scripturale). Les banques commerciales peuvent accorder un prêt sans avoir forcément les montants correspondants en ressources, ou uniquement une part de ceux-ci. Elles créent de la monnaie par un jeu d’écriture. On dit que « les crédits font les dépôts ». À la base de la création monétaire se trouve donc un particulier ou une entreprise qui souhaite acquérir un bien (une maison, une machine, etc.).

Notons que les banques commerciales peuvent octroyer des crédits sans forcément créer de la monnaie. Elles peuvent utiliser les dépôts de leur clientèle qui ne sont pas employés (« les dépôts font les crédits »). Ainsi, elles transfèrent des ressources de personnes qui épargnent vers d’autres ayant des besoins de financement. On parle aussi de transformation des échéances, les dépôts d’épargne étant généralement liquides à court terme, alors que les prêts sont accordés à long terme.

Actuellement, la création monétaire ne se fait ni par le biais des « opérations repos », ni par des octrois de crédit (pas assez de demande), mais par des achats de devises étrangères.