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« Chaque jour, je me dis : une politique industrielle interventionniste ? Certainement pas ! »

Une politique industrielle à la française n'est pas appropriée. C'est l'avis du président de la Confédération Johann N. Schneider-Ammann, tel qu'il apparaît dans cet entretien mené par La Vie économique. À l'emprise de l'État, les sociétés suisses préfèrent la liberté d'entreprendre. Le franc fort accélère les mutations structurelles, ce qui, pour le ministre de l'Économie, représente une chance pour l'innovation.
Le president de la Confédération Johann N. Schneider-Ammann est ouvert aux demandes de l’industrie, comme il le précise à La Vie économique.

Monsieur le président de la Confédération, l’évolution de l’économie suisse vous inquiète-t-elle après le Brexit ?


Oui et non. Actuellement, le taux de chômage est à 3,1 %, ce qui est faible. En matière d’emploi, nous dépassons la moyenne de l’OCDE de 13 %. Je reçois souvent des compliments de l’étranger pour ce résultat.

Qu’en est-il des aspects négatifs ?


Dans de nombreuses branches, les entreprises doivent sacrifier leurs marges pour rester compétitives. Cette situation perdure depuis le début de l’année dernière, lorsque la banque nationale a supprimé le taux plancher du franc face à l’euro. Il faudra, pourtant, bien que les entreprises renouent avec les bénéfices pour investir. Elles risquent d’étouffer dans le cas contraire.

Le cours de change est déterminant. Le franc est-il toujours trop fort ?


Le franc est toujours surévalué par rapport à l’euro, et de beaucoup. La parité de pouvoir d’achat devrait se situer autour de 1,20 franc. Cette situation est problématique, notamment parce que les deux tiers de nos exportations vont vers l’Union européenne. Le marché subit actuellement l’influence de facteurs extérieurs, ce qui désavantage nos entreprises.

Vous voulez parler de la Banque centrale européenne (BCE) ?


Oui. A cause des politiques d’assouplissement quantitatif de la BCE, les entreprises se sentent moins obligées d’innover. La zone euro n’est, du reste, pas assez incitative en ce domaine. De ce point de vue, la Suisse a un avantage, et je le dis sans aucun cynisme : la surévaluation du franc nous force à innover, si bien que nous gardons une longueur d’avance sur le plan technologique. Nous ne pouvons cependant pas, actuellement, vendre nos produits à leur juste prix.

Malgré le choc du franc fort, il n’y a pas eu de récession. Notre économie fait preuve d’une résistance étonnante. À quoi cela tient-il ?


Il y a tout d’abord la détermination des entrepreneurs qui refusent de se laisser évincer du marché. Ils peuvent en cela compter sur leur personnel, qui s’engage fortement à leur côté. Ajoutons à cela la diversification, l’efficience des coûts et l’avance technologique.

Avez-vous un exemple ?


Prenez Swatch. Ils ont récemment mis sur le marché une nouvelle montre qui permet d’effectuer des paiements. Ce sont les innovations de ce type qui font que l’entreprise reste compétitive.

L’industrie des machines va moins bien. D’autres pays, comme la France, mènent une politique industrielle. Pourquoi pas la Suisse ?


Nous ne menons pas de politique industrielle interventionniste et cela nous réussit depuis des années. Il n’y a qu’à voir la forte productivité des branches exportatrices, le taux d’emploi élevé et le faible taux de chômage. Notre modèle de gouvernance est donc pertinent et génère de bonnes conditions-cadres. L’État a pour tâche d’éviter la bureaucratie, de réduire les prescriptions, de permettre aux entreprises d’accéder à de nouveaux marchés et de supprimer les entraves techniques au commerce en négociant. Il n’a pas à dire aux entreprises ce qu’elles doivent faire. Elles le savent bien mieux que lui.

Quelles sont les conditions-cadres les plus importantes aujourd’hui ?


La sécurité juridique et la capacité de planifier doivent être garanties. Ces deux conditions sont décisives pour l’entrepreneur. La réforme de l’imposition des entreprises III est un dossier important. Je me réjouis que le Parlement en ait clarifié les contours. Il convient, par ailleurs, de préserver les accords bilatéraux avec l’UE. Enfin, et cela est primordial, le marché du travail doit rester ouvert.

Actuellement, l’incertitude règne dans les relations avec l’UE. Le Brexit n’a-t-il pas éclairci l’horizon ?


Oui. Il nous reste quelques mois, jusqu’à février 2017, pour trouver une solution concernant les bilatérales. Pour l’UE aussi, il est important que nos rapports s’appuient sur des règles claires. L’excédent de la balance commerciale qu’elle réalise avec la Suisse chaque année le montre bien. Il représente des emplois en Europe, que l’UE ne veut pas perdre.

Un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni est-il une option à prendre au sérieux ?


Nous le saurons dès que le Royaume-Uni et l’UE se seront entendus sur les modalités de la séparation. Jusque-là, les relations commerciales de l’AELE – et donc de la Suisse – demeurent les mêmes. Il n y a, toutefois, aucun doute : nous mettrons cette période à profit pour discuter, au sein de cette même AELE, de la suite à donner à nos relations commerciales avec le Royaume-Uni.

Qu’en est-il du marché du travail ?


En Suisse, les entrepreneurs, les partenaires sociaux et le monde politique s’accordent à dire qu’un marché du travail très flexible attire les investisseurs. Cela fait la différence en matière d’emploi. L’Italie et l’Espagne se battent contre le chômage des jeunes, qui atteint 40 %. Une telle situation m’incite chaque jour à me dire : une politique industrielle interventionniste ? Certainement pas ! Mieux vaut unir nos forces pour améliorer les conditions-cadres.

Quand vous parlez de politique industrielle avec le président français, comment le lui dites-vous ?


Je n’ai pas de conseil à donner au président Hollande, il connaît mieux que moi la situation de son pays. Quand nous avons parlé de politique industrielle, je lui ai dit que j’étais autrefois entrepreneur dans son pays et que j’ai surmonté la crise « à la suisse ». Cela signifie grâce au partenariat social, lorsque le personnel et la direction évaluent la situation de façon réaliste. Quand nous n’avions pas de commandes, les gens restaient chez eux, et ils revenaient quand nous avions de nouveau du travail. Il n’y avait pas de discussion autour de la semaine de 35 heures, car ce que veulent les salariés, dans tous les pays, c’est un emploi assuré à long terme.

Lors du rachat d’Alstom, le groupe américain General Electric a promis aux Français de créer 1000 emplois. Par contre, il supprime des emplois en Suisse.


Il ne faut pas se limiter à une vision à court terme. Voyons pendant combien de temps les emplois pourront être maintenus en France. General Electric a installé ses quartiers généraux à Baden, créant ainsi de la valeur ajoutée. La raison de cette décision est la suivante : en Suisse, on peut faire preuve d’audace et développer de nouvelles structures. Les entrepreneurs savent qu’ils pourront les démanteler, s’ils ne peuvent procéder autrement.

Au bout du compte, c’est positif pour la Suisse ?


Oui, notre système ne peut que réussir à long terme, même si la situation est très difficile pour celui qui perd son emploi. Sur la durée, la balance penche du bon côté.

Les entreprises ne sont pas les seules à changer de structures, toute l’économie se transforme. Le franc fort accélère-t-il les mutations structurelles en Suisse ?


Oui. Néanmoins, il faut savoir que, dans l’industrie des machines, ces mutations s’accélèrent surtout parce que les entreprises doivent conserver un très haut niveau de productivité. Le franc fort a seulement obligé les entreprises à réagir plus vite.

… par exemple en délocalisant certaines étapes de la production ?


Oui, entre autres. De nombreuses entreprises de l’industrie des machines ont délocalisé des étapes de la production dans le but de renforcer leur siège principal en Suisse.

Ce phénomène avait déjà commencé avant le 15 janvier 2015.


Bien sûr, mais la levée du taux plancher a augmenté la pression et accéléré le changement. Cela dit, il s’agit effectivement d’un processus qui s’inscrit dans la durée. Quand la pression s’accentue – par exemple à cause de la monnaie – les entreprises doivent se presser d’agir.

Qu’en est-il des autres branches de l’économie ?


Si l’on prend les domaines proches de l’État, ceux-ci sont un peu plus protégés.

Les écoles ne peuvent pas être délocalisées.


Evidemment, non. Néanmoins, on pourrait peut-être les rendre un peu plus efficientes. Cela vaut également pour le système de santé. En Suisse, la densité hospitalière est très forte en comparaison internationale. Il existe toujours un risque à vouloir maintenir des structures, qui pèsent sur l’économie. La bureaucratie a augmenté aux trois niveaux de l’État : Confédération, cantons et communes. Il appartient aux pouvoirs publics d’y remédier.

Pourtant, les choses ne changent pas beaucoup. La pression est-elle trop faible ? On se dit qu’on peut se le permettre…


Dans le système de santé, nous avons une relation triangulaire entre les patients, les médecins et les caisses-maladie. La communication en temps réel entre les protagonistes faisant défaut, ils ne sont pas informés de ce que font les autres. Ce décalage temporel à lui seul fait que le système est cher. En outre, les exigences augmentent à mesure que les possibilités s’étendent. Une économie florissante comme la nôtre peut se le permettre. Cela dit, je pense qu’à l’avenir, nous devrons être un peu plus économes.

Revenons aux mutations structurelles : de moins en moins de personnes travaillent dans l’industrie, en revanche, l’emploi augmente dans le secteur des services. Ce changement est-il un processus sain pour une économie compétitive ?


En principe, oui. Une économie doit vivre pour rester compétitive. Chacun de ses secteurs doit se développer. Nous devons faire preuve d’ouverture vis-à-vis des mutations structurelles, il s’agit de les accepter et de les mettre en œuvre. C’est encore plus vrai lorsque le changement est entraîné par des processus innovants : par exemple quand d’autres matériaux, d’autres processus de production ou d’autres méthodes sont utilisés. Par ailleurs la frontière entre l’industrie et les services s’estompe partiellement.

Vous seriez donc d’accord pour dire qu’il n’y a pas de quote-part idéale de l’industrie dans l’économie ?


Je suis d’accord, mais je tiens à ajouter quelque chose. Quand la quote-part de l’industrie chute à 10 %, comme c’est le cas en France ou au Royaume-Uni, vous avez soudain une armée de jeunes gens qui ne trouvent pas de travail. C’est pratiquement la pire des situations. Je me bats pour un secteur industriel fort, car je veux surtout que les jeunes aient une chance, quel que soit leur niveau de formation. Nous avons besoin de l’industrie pour garantir la stabilité de la société.

Vous voulez en faire un secteur protégé ?


Non, justement pas. L’industrie ne se peut maintenir que si sa productivité est forte, ce qui appelle des apprentis bien formés. Je suis un fervent défenseur de la formation professionnelle. Plus le mélange entre universitaires, généralistes et praticiens est homogène, plus nous sommes compétitifs et innovants.

Ne faudrait-il pas plus de jeunes pousses ? Martin Vetterli, président du Conseil de recherche du Fonds national suisse, a déclaré dans notre numéro du mois de mai que, pour les jeunes entrepreneurs, il était difficile de lever des fonds en Suisse.


Je lui donne raison. Les jeunes pousses trouvent le premier million, mais quand il s’agit de s’insérer dans le marché, l’argent se trouve principalement en Californie, pas chez nous. Nous devons corriger cela, car nous souhaitons garder sur notre sol ces entreprises novatrices, qui représentent des emplois.

Que peut faire l’Etat ?


Adapter le système fiscal. Les prototypes et les premiers crédits pourraient échapper à l’impôt. Nous étudions aussi la possibilité d’exonérer les sept premiers exercices, comme en Californie. En effet, au cours des premières années, les entrepreneurs réinvestissent la plupart des éventuels bénéfices dans l’entreprise. S’il me semble important de ne pas jalouser celui qui réussit et crée des emplois, on doit aussi avoir droit à l’échec. Sur dix idées, huit n’aboutiront pas. Or, aux États-Unis, vous êtes un héros si vous vous êtes lancés. Chez nous, vous serez pour toujours celui qui a échoué. Cette approche est malsaine et doit être combattue.

En avril, le Conseil fédéral a lancé la stratégie « Suisse numérique ». Dans quelle mesure y a-t-il un lien entre le numérique et les mutations structurelles ?


Uber et Airbnb ont été comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ils ont suscité les craintes des sociétés de taxis et de l’hôtellerie. Ces branches doivent désormais veiller à ne pas être exclues du marché du jour au lendemain, comme ça a été le cas pour les taxis en Californie. Le numérique accélère le changement, que ce soit pour les processus, les produits ou les services. Il représente une chance énorme, notamment pour la Suisse, mais pour les branches concernées et leurs collaborateurs, c’est également un grand défi.

Beaucoup de personnes craignent de perdre leur travail à cause du numérique.


Je prends ces craintes au sérieux. Pour certaines professions, ce sera difficile. La numérisation a pris la forme d’une vague rapide. Il est important de ne pas se bloquer, mais de se laisser porter par elle. Cela vaut également pour la politique.

Que dites-vous à ces gens ?


Je leur dis : il y a eu une première révolution industrielle, la mécanisation. Ensuite, est arrivée l’électricité ; puis, l’automatisation, que j’ai moi-même connue. Lorsque, il y a 40 ans, j’ai voulu acheter des machines numériques à Langenthal, tous les chefs d’atelier s’y sont d’abord opposés. Je leur ai dit : « Nous allons choisir ensemble, ceux qui viennent pourront donner leur avis, les autres manqueront peut-être le coche. » Tous les chefs d’ateliers sont venus et finalement, ils ont été contents de gagner en efficacité. Les trois premières révolutions industrielles ont, à chaque fois, créé de la valeur ajoutée et de nouveaux emplois, d’un type différent. Ce sera aussi le cas cette fois.

Certaines professions vont pourtant disparaître, lesquelles ?


Je n’en suis pas si sûr. Même si le système de réservation est bouleversé par Airbnb, il y aura toujours besoin de quelqu’un pour nettoyer l’appartement et faire les réparations. La technologie devra également être développée. L’industrie aussi aura encore besoin d’un service client.

Que dire des professions commerciales ? Les ordinateurs remplissent toujours plus de tâches administratives ; ils créent des bases de données, par exemple. Un travail qu’effectuaient avant les employés de commerce.


La procédure automatique peut soudain subir des ratés. Cela amène un spécialiste à se pencher sur le problème. Il y a certes de nouveaux profils, de nouvelles exigences, mais les robots ne remplacent pas entièrement les hommes.

Il n’y aura pas moins d’emplois ?


Je soutiens que non. Prenez l’exemple des drones. On peut désormais les trouver dans les grands magasins. Avec un drone, vous pouvez regarder dans la chambre ou dans la cuisine de quelqu’un. Cela crée de nouveau services d’assurance, pour lesquels on a besoin d’employés de commerce qualifiés.

Que peut faire l’État ?


Comme précédemment, l’État est responsable des conditions-cadres. La formation et le perfectionnement sont très importants. Aujourd’hui, il faut se former continuellement, si l’on veut réussir sa vie professionnelle.

La cyberadministration contribue à alléger la charge administrative. L’Estonie fait figure de pionnière en Europe. Pourquoi la Suisse n’est-elle pas plus en avance dans ce domaine ?


La Confédération, les cantons et les communes mènent une stratégie commune de cyberadministration. Le fait que les trois niveaux de l’Etat doivent collaborer demande peut-être plus de coordination que dans d’autres pays. Il est essentiel de proposer des solutions qui peuvent être utilisées par tous, qui facilitent les relations avec les autorités et qui sont techniquement sûres.

Proposition de citation: Nicole Tesar ; Susanne Blank ; (2016). « Chaque jour, je me dis : une politique industrielle interventionniste ? Certainement pas ! ». La Vie économique, 25 juillet.

L’invité

Le chef du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), Johann N. Schneider-Ammann, préside la Confédération cette année. Avant d’être élu au Conseil fédéral en 2010, le Bernois de 64 ans a siégé dix ans au Conseil national sous la bannière des libéraux-radicaux. À cette époque, il était à la tête du conseil d’administration du groupe de construction mécanique de Langenthal Ammann et présidait l’association Industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux (Swissmem). Il était également vice-président de la Fédération des entreprises suisses (Economiesuisse). Après avoir étudié l’électrotechnique à l’EPF de Zurich, il entre en 1981 dans l’entreprise familiale de sa femme. Il est marié et père de deux enfants adultes.