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La libre circulation des personnes et son impact sur la croissance potentielle de la Suisse

L’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) est, en partie, à la base des taux de croissance historiquement élevés et supérieurs à la moyenne internationale que l’économie suisse a enregistrés ces dernières années. Signalons, toutefois, qu’on ne peut pas en déduire automatiquement que la Suisse continuera d’enregistrer sur la durée des taux de croissance par habitant du même ordre. Certes, un afflux de personnel étranger très qualifié entraîne presque nécessairement une hausse de la productivité du travail. Cependant, si l’on se base sur les données et les théories économiques actuellement disponibles, il n’est pas (encore) possible de déterminer dans quelle mesure la création de nouveaux produits et procédés s’en trouvera durablement accélérée.



Le 1er juin 2002 est entrée en vigueur la première partie des accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne (accords bilatéraux I). Du point de vue économique comme sur le plan politique, l’ALCP en est sans doute l’élément le plus important. Il confère aux ressortissants de l’UE le droit de travailler en Suisse s’ils ont l’assurance d’y trouver un emploi. L’ALCP a supprimé pour les ressortissants de l’UE/AELE l’exigence de qualification définie par l’ordonnance du 21 octobre 1998 limitant le nombre des étrangers. On a craint à plusieurs reprises que cette décision provoque une forte poussée de l’immigration de travailleurs peu qualifiés. Or, le niveau moyen de formation des travailleurs entrés en Suisse s’est élevé depuis que l’ALCP est en vigueur (exception faite de la première année).Une étude du KOF montre qu’entre 2002 et 2007, le produit intérieur brut (PIB) a progressé chaque année d’environ 0,15 point de plus qu’il ne l’aurait fait sans l’ALCP
Aeppli R., Altenburg M., Arvanitis S., Atukeren E., Bolli T., Gassebner M., Graff M., Hollenstein H., Lassmann A., Liechti D., Nitsch V., Siliverstovs B. et Sturm J.-E, Impact des accords bilatéraux sur l’économie suisse (résumé en français), étude du KOF n° 2, Zurich, décembre 2008.. En raison de la complémentarité des personnes très qualifiées et peu qualifiées et du fait que le recrutement a porté en priorité sur du personnel qualifié, l’immigration induite par l’ALCP n’a pas entraîné d’accroissement significatif du taux de chômage ni provoqué de baisse des salaires nominaux. Bien que la quantification soit difficile, on peut raisonnablement estimer que l’immigration liée à l’ALCP s’est traduite jusqu’ici par une augmentation de l’emploi de quelque 4000 postes par année
Le scénario plausible de comparaison est celui d’une certaine flexibilité en matière d’immigration, mais d’une politique d’immigration tout de même généralement plus restrictive.. Cette évolution ayant augmenté les ressources humaines disponibles, elle a permis à la Suisse de combler au moins partiellement sa pénurie de personnel (surtout) qualifié.L’ALCP a donc eu un effet positif sur la productivité de l’économie helvétique. On ne saurait toutefois en conclure que notre pays, grâce à cet accord, peut désor-mais compter sur une progression permanente de sa croissance. Pour clarifier ce point, il ne suffit pas d’observer les taux de croissance du PIB enregistrés depuis 2002. Il faut plutôt déterminer l’influence qu’exerce l’ALCP, dans la durée, sur ces derniers. Ce «taux de croissance potentiel» se définit comme la croissance tendancielle de la valeur ajoutée intérieure en termes réels, corrigée des fluctuations conjoncturelles et des chocs exogènes.

Comment mesurer le potentiel de croissance suisse?


Ci-après, nous présentons l’impact qu’a l’ALCP, d’une part, sur le potentiel de croissance suisse en général et, d’autre part, sur le potentiel de croissance par habitant. La première mesure porte sur la productivité économique de la Suisse à long terme, la seconde sur l’évolution de la prospérité de la population suisse. Nous postulons que pour déterminer si les accords bilatéraux ont eu un effet sur la progression du taux de croissance potentiel par habitant, le niveau de qualification du personnel immigrant constitue un facteur-clé. La base de données actuellement disponible est toutefois trop réduite pour en décider, puisque dans la phase de transition qui s’est étendue jusqu’au 1er juin 2007, l’immigration de ressortissants de l’UE est restée soumise à restrictions. Il n’est pas possible de procéder à une étude empirique de l’impact de l’ALCP quelques années seulement après son entrée en vigueur. Sur un plan théorique, il est toutefois parfaitement loisible de discuter de ses effets escomptés (positifs ou négatifs). L’analyse de l’effet global escompté se fonde, en outre, sur un certain nombre d’observations empiriques.Le taux de croissance potentiel est par définition une variable non observable. Pour le saisir, il faudrait dans l’idéal spécifier une fonction de production macroécono-mique intégrale et l’évaluer numériquement sur la base de séries chronologiques des principaux facteurs de production (intrants) ainsi que des développements technologiques. Une telle estimation exige, toutefois, des bases de données très étoffées et pré- sente des difficultés de calcul. La fonction de production peut tout de même s’appuyer sur les séries chronologiques disponibles concernant les intrants (en général le travail et le capital). Dans une économie, les heures de travail effectivement prestées et le capital investi peuvent se mesurer directement, mais les heures de travail potentielles et les capitaux potentiels sont des grandeurs hy-pothétiques, qui nécessitent donc une évaluation.Nous appliquons ci-dessous à la Suisse l’approche de D’Auria et al. (2010)
D’Auria F., Denis C., Havik K., Mc Morro K., Planas C., Raciborski R., Röge W. et Rossi A., The production function methodology for calculating potential growth rates and output gaps, Economic Papers 420, Bruxelles, Commission européenne., qui évaluent pour la Commission européenne la production potentielle et l’écart de production des États membres de l’UE. Les auteurs se servent d’une fonction de production Cobb-Douglas. Celle-ci retient l’hypothèse, théoriquement plausible, d’un rendement d’échelle constant, ce qui signifie qu’en cas de doublement des intrants travail et capital, la production (PIB en valeur réelle) double elle aussi. Si la mobilisation potentielle de capital peut être plus ou moins cernée en se basant sur une pleine exploitation du stock de capital, l’évaluation du travail potentiel est en revanche plus difficile. À l’instar D’Auria et al., les heures de travail potentielles ont été évaluées à l’aide du taux de participation, du taux de croissance démographique, du socle de chômage et du nombre moyen d’heures de travail par travailleur. Le progrès technique est modélisé en fonction d’une analyse de séries chronologiques (filtre de Kalman).Le graphique 1 présente le taux de croissance potentiel de la Suisse évalué de cette manière pour l’ensemble de l’économie et par habitant. Les lignes verticales marquent l’entrée en vigueur des accords bilatéraux I (2002) et la phase de transition au cours de laquelle les restrictions ont continué de s’appliquer aux immigrants en provenance de l’UE (2007). Les lignes horizontales correspondent aux taux de croissance moyens à long terme du PIB en valeur réelle entre 1985 et 2012 (dès 2011, selon les prévisions du KOF). La croissance moyenne du PIB en valeur réelle avoisine ainsi 1,8% sur cette période. Calculée par habitant, cette croissance a été d’environ 0,9%.Selon l’évaluation du graphique 1, le taux de croissance de la production potentielle a nettement augmenté depuis 1995 et dépasse depuis 1999, à de rares exceptions près, le taux de croissance moyen du PIB. L’introduction de la libre circulation des personnes en 2002 coïncide avec une progression tendancielle de la croissance potentielle. La productivité de l’économie semble donc s’être renforcée à la faveur de la libre circulation. Pour l’évaluation de la prospérité de la population, un élément plus parlant est la croissance de la production potentielle par habitant. Entre 2002 et 2009, le graphique 1 indique qu’elle a le plus souvent dépassé la croissance pluriannuelle moyenne du PIB (env. 0,9%).

Interprétation des résultats


En tant que telle, cette estimation ne permet, toutefois, pas de conclure définitivement que la libre circulation des personnes a stimulé la croissance de la production potentielle par habitant. Il faut pour cela une période d’observation plus longue. Ce n’est pas avant plusieurs années que l’on pourra savoir si la libre circulation a réellement eu des effets positifs sur la croissance de la productivité globale des facteurs. En pareil cas, et dans l’hypothèse d’un rendement d’échelle constant, une croissance extensive entraînerait aussi, toutes choses égales par ailleurs, une progression du taux de croissance par habitant si les facteurs de production augmentaient dans la même proportion. Pour notre recherche, un tel résultat serait intéressant, car du point de vue de la prospérité de la population suisse, il ne serait pas souhaitable que la croissance potentielle du PIB découle uniquement de la hausse accélérée des facteurs de production. Une croissance entretenue exclusivement par les intrants aurait des répercus-sions plutôt négatives sur le bien-être général, en raison de la pression de plus en plus forte exercée sur les facteurs invariables (principalement le sol) et sur les ressources non renouvelables. L’indicateur déterminant de la prospérité est la croissance du PIB par habitant. Si l’immigration supplémentaire de personnel très qualifié se traduit cependant par une hausse de la productivité des facteurs, l’augmentation du taux de croissance bénéficiera à la population suisse.Compte tenu des difficultés d’évaluation d’une fonction de production macroéconomique, on recourt souvent à un procédé statistique plus simple, qui n’exige qu’une série chronologique de la croissance empirique observée. En règle générale, on utilise une série trimestrielle de taux de croissance du PIB. À l’aide d’un filtre passe-bas, on isole alors la tendance à la fois du cycle et du «bruit». La série chronologique qui en résulte est présentée comme le taux de croissance potentiel.Le procédé de filtrage statistique a l’avantage de la simplicité. Toutefois, l’hypothèse implicite que la tendance correspond au potentiel ignore toutes les autres informations susceptibles de conduire à une réévaluation du taux de croissance potentiel. Ainsi, les investissements nets induisent par définition une modification du stock de capital matériel; de même, les chocs exogènes ou les modifications durables du rythme du progrès technique influencent le taux de croissance potentiel.Le graphique 2 montre la croissance potentiels du PIB en valeur réelle et par habitant, à l’aide du filtre de Hodrick-Prescott (1997), avec le paramètre de lissage recommandé λ = 1600
Pour atténuer le problème du point terminal du filtre de Hodrick-Prescott, on utilise les prévisions modélisées du KOF allant jusqu’à fin 2015; les valeurs trimestrielles remontent jusqu’à 1980..Les tendances lissées de la croissance du PIB mise en évidence par le graphique 2 fournissent des informations à la fois sur le cycle conjoncturel et sur le potentiel de croissance. Similaires à ceux de l’estimation de la fonction de production, les résultats indiquent, après une phase de faiblesse au début des années nonante, que le potentiel de croissance du PIB s’est de nouveau accru à partir du milieu de la décennie. La moyenne de ces dernières années montre également une légère hausse du taux de croissance tendanciel du PIB. Depuis la mi-2007, toutefois, le potentiel de croissance par habitant est tombé légèrement audessous de sa moyenne annualisée à long terme qui était proche de 1%. Ce qui frappe en particulier, c’est l’écart grandissant entre les deux séries représentées. Si l’essor démographique semble avoir donné un coup d’accélérateur à la valeur ajoutée globale, cela n’est pas le cas lorsqu’elle est calculée par habitant, ni pour les dernières années ni au terme de la période de projection. Selon l’approche fondée sur l’analyse de séries chronologiques, l’impact de l’ALCP sur la prospérité est moins positif quavec la fonction de production.

La faiblesse des mesures


À l’instar de l’évaluation du potentiel de croissance à l’aide d’une fonction de production, l’analyse de séries chronologiques présente elle aussi des faiblesses. Il est, en effet, difficile d’opérer une distinction précise entre cycle et tendance. L’émergence de nouvelles valeurs peut modifier considérablement le tableau, plus particulièrement en période de reprise conjoncturelle comme actuellement. Plusieurs années s’écouleront avant que l’on puisse tirer des conclusions de la tendance actuelle. Autrement dit, toute variation du taux de croissance potentiel constatée après 2002 ou aux alentours de 2007 doit encore être abordée avec pré- caution.Ni l’évaluation d’une fonction de pro-duction ni l’analyse de séries chronologiques ne permettent de déterminer avec une précision suffisante le taux de croissance poten-tiel. Dans le cas qui nous intéresse, les deux approches débouchent même sur des résultats légèrement divergents. Divers écono-mistes estiment d’ailleurs que le taux de croissance potentiel constitue un concept théorique certes important, mais à l’utilité pratique très limitée. En outre, les modèles de calcul usuels se caractérisent souvent par une instabilité marquée des valeurs limites. Les calculs doivent alors être repris dès que de nouvelles observations sont faites ou que des informations déjà publiées sont révisées. Par conséquent, plus le point de référence se place loin dans le passé, plus la fiabilité des calculs augmente. L’évaluation du taux de croissance potentiel basée sur des valeurs récentes est particulièrement problématique.Les résultats empiriques relatifs au taux de croissance potentiel doivent donc être interprétés avec prudence et devraient être étayés par des réflexions théoriques. Il ne fait, ainsi, aucun doute que les conséquences des accords bilatéraux sur le taux de croissance potentiel sont, toutes choses égales par ailleurs, positives aussi longtemps que ceux-ci provoquent une hausse du taux de croissance de la productivité globale des facteurs. Dans ce cas, aussi bien le taux de croissance potentiel que le potentiel de production par habitant augmentent. En cas de croissance supplémentaire découlant uniquement d’une utilisation accrue des facteurs de production, le potentiel du PIB progresse. Celui par habitant dépend des circonstances, si bien que les conséquences peuvent être négatives, neutres ou positives. Une accélération de la croissance induite par les facteurs de production devrait avoir des effets tendanciellement positifs s’il en résulte des retombées heureuses sur le taux de croissance de la productivité globale des facteurs ou, au contraire, né- gatifs si ces retombées sont négatives. Lorsque l’impact des intrants sur les taux de croissance est durable et également positif, on observe une hausse du taux de croissance potentiel du PIB, mais pas du revenu par habitant, et la répartition demeure inchangée. Cette situation étant plutôt improbable, il est plus réaliste de s’attendre à une variation des prix relatifs des facteurs.Un examen attentif des divers arguments théoriques ne permet pas d’affirmer que les accords bilatéraux sont à l’origine d’une diminution du taux de croissance potentiel du PIB suisse. En admettant que l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes ait un effet global, celui-ci serait tendanciellement favorable si l’on tient compte de l’actuel afflux de travailleurs étrangers hautement qualifiés. Cela étant, il est difficile de préciser dans quelle mesure un effet positif sur le taux de croissance potentiel du PIB provoqué par une immigration accrue suffit aussi à garantir la hausse du taux de croissance potentiel par habitant.

Graphique 1: «Taux de croissance du potentiel de production suisse mesuré à l’aide d’une fonction de production Cobb-Douglas, 1995–2009»

Graphique 2: «Évolution des taux de croissance potentielle de la Suisse calculés à l’aide du filtre HP, 1er trim. 1985–1er trim. 2012»

Encadré 1: Conclusion

Conclusion


1. Depuis l’introduction de la libre circulation des personnes, le potentiel de croissance s’est accru en Suisse. Il y a quelque temps déjà que notre pays a surmonté son déficit de croissance des années nonante. Sa performance économique s’est donc améliorée en conséquence. 2. L’important afflux de travailleurs étrangers observé depuis l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes n’a pas ralenti le taux de croissance potentiel par habitant. Autrement dit, l’immigration ne s’est pas faite au détriment de la population suisse. 3. Le rapport numérique entre immigrants qualifiés et immigrants non qualifiés s’est considérablement amélioré en faveur des premiers, ce qui a des conséquences positives sur le taux de croissance potentiel. 4. Pour l’heure, toutefois, les résultats empiriques ne sont pas assez fournis pour nous permettre de tirer des conclusions pertinentes sur l’évolution future du potentiel de croissance par habitant. Celui-ci va-t-il croître ou, au contraire, diminuer? Cela dépendra principalement du niveau de qualification des immigrants. Si la Suisse continue à attirer des travailleurs hautement qualifiés, on peut alors s’attendre à ce que les taux de croissance restent élevés.

Proposition de citation: Rudolf Minsch ; Jan-Egbert Sturm ; (2011). La libre circulation des personnes et son impact sur la croissance potentielle de la Suisse. La Vie économique, 01 juin.