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Séparer au plan réglementaire le réseau de l’exploitation des chemins de fer?

La séparation du réseau et de l’exploitation des chemins de fer entre des sociétés juridiquement distinctes doit-elle être prescrite? Les pays européens apportent des réponses différentes à cette question. Les exemples nationaux les plus connus en faveur du modèle de séparation sont le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suède. Comme exemples de pays qui appliquent le modèle d’intégration, citons l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse. Des mesures moins réductrices de la liberté entrepreneuriale permettent aussi de garantir sur un marché ferroviaire ouvert un accès transparent au réseau non discriminatoire pour les tiers.

L’un des accords bilatéraux conclus entre la Suisse et l’Union européenne (UE) con-cerne les transports terrestres
http://www.admin.ch/ch/f/rs/i7/0http://.740.72.fr.pdf.. Il interdit notamment la discrimination dans l’accès au réseau, suivant la directive 91/440/CEE, et dans la répartition des capacités d’infrastructure. Cet accord engageait la Suisse à transposer en droit national les paquets ferroviaires 1 et 2 de l’UE.À l’automne 2010, la Commission européenne a présenté une proposition de refonte
http://www.ec.europa.eu/transport/rail/market/ market_en.htm. du premier paquet ferroviaire. La séparation du réseau et de l’exploitation n’en fait pas partie, mais il y a lieu de supposer, compte tenu de l’actuelle politique d’ouverture du marché de l’UE, que les modèles de séparation seront favorisés.Au moment d’évaluer la qualité des instruments de régulation, comme la séparation verticale, il faut considérer les conditionscadres du pays et de la branche de même que les objectifs politiques généraux. La question se pose notamment de savoir comment la Suisse pourrait se positionner face à la problématique de la régulation (intégration ou séparation du réseau et de l’exploitation).

Objectifs et conditions-cadres des secteurs en réseau


Les secteurs en réseau comme les chemins de fer ou l’approvisionnement en électricité présentent un monopole dans au moins un domaine de la valeur ajoutée. La réglementation du domaine monopolistique et l’ouverture à la concurrence dans le domaine non-monopolistique suit deux objectifs: l’efficacité et la répartition (voir graphique 1). L’ouverture du marché vise, d’une part, un meilleur rapport prix-prestations pour les clients. Des objectifs d’efficacité doivent être atteints en termes d’allocation, de production et de dynamisme. D’autre part, on ne saurait descendre en dessous d’un niveau déterminé de prestations (service universel). Les services spécifiques devraient être disponibles à des prix accessibles. C’est en ce sens que des objectifs de répartition sont formulés.Si l’on compare les objectifs d’efficacité et de répartition formulés sur le papier dans la phase préparatoire de l’ouverture des marchés des secteurs en réseau, ceux-ci apparaissent très semblables dans les différents pays. On peut donc se demander pourquoi il ne serait pas possible d’ouvrir, dans différents pays, plusieurs secteurs en réseau à la concurrence (p. ex. les télécommunications, l’énergie ou les chemins de fer) en recourant à des mesures de régulation comparables.L’effet des instruments de régulation dépend des conditions-cadres spécifiques. Par exemple, la topographie ou la structure démographique des pays est différente, de sorte que le même instrument ne produira pas forcément les mêmes résultats dans un secteur donné si on l’applique dans un pays A ou B. Le standard de développement technologique ou les structures de la demande diffèrent également d’un secteur à l’autre, si bien que le même instrument ne conduira pas nécessairement aux mêmes effets suivant qu’il concerne un secteur A ou B. De plus, en raison des différences dans les préférences politiques et dans les possibilités d’exercer une influence, le même résultat de régulation n’est pas compatible avec les conditionscadres de tous les pays ou dans tous les secteurs en réseau. Les conditions-cadres politiques font que les objectifs d’efficacité et de répartition sont différemment pondérés suivant les endroits.

Objectifs et conditions-cadres du secteur ferroviaire en Suisse


Le rôle joué par le souverain fait partie des conditions-cadres de la politique d’ouverture du marché ferroviaire suisse. Jamais il n’y a eu en Suisse de votation populaire concernant l’ouverture du marché des télécommunications. C’est le Parlement qui a délibéré sur la question et qui a statué. La loi sur le marché de l’électricité (LME) – la première à proposer l’ouverture de ce marché – a fait l’objet d’un référendum
http://www.admin.ch/ch/f//pore/va//20020922. qui l’a rejetée en 2002, ce qui a obligé à en repenser le concept.La politique suisse des transports – et donc l’ouverture du marché dans le secteur ferroviaire – a été accompagnée de votations populaires par le passé. Le peuple a, par exemple, voté en 1992 pour la NLFA
http://www.admin.ch/ch/f//pore/va//19920927.. En 1994, il sexprimait en faveur de l’initiative des Alpes
http://www.admin.ch/ch/f//pore/va//19940220., qui visait le transfert du trafic transalpin des marchandises de la route au rail. L’acceptation par le peuple de cette initiative a ancré dans la Constitution le transfert de la route au rail (article constitutionnel sur la protection des Alpes, art. 84 Cst.), qui constitue le principal objectif de politique des transports suisse. La votation de 1998 sur le fonds de financement des projets d’infrastructure des transports publics (fonds FTP)
http://www.admin.ch/ch/f//pore/va//19981129. concernait les grands projets ferroviaires (Rail 2000, raccordements aux LGV, etc.).

La réglementation des objectifs de répartition


Si l’on considère globalement les votations populaires concernant la politique des transports, les objectifs de répartition (comme le service universel et le transfert de la route au rail) apparaissent très importants. Outre les directives découlant des votations mentionnées ci-dessus, on utilise des instruments, comme la réglementation spécifique des sillons, pour atteindre les objectifs de répartition. Les prix des sillons sont calculés en Suisse sur la base des coûts marginaux standard. Ainsi, les secteurs d’infrastructure ne peuvent couvrir qu’environ un quart de leurs coûts d’exploitation et d’entretien de réseau. Il convient, toutefois, d’y ajouter les subventions dont bénéficie le transport ferroviaire des marchandises pour promouvoir le transfert de la route au rail.En Suisse, les prestations du service universel dans le secteur ferroviaire doivent être fournies à des conditions économiques. Deux outils sont importants à cet égard: les conventions de prestations et le principe de commande et d’indemnisation
Art. 49 ss de la loi fédérale sur les chemins de fer (LCdF).. La Confédération et les CFF concluent des conventions de prestations qui prévoient les moyens nécessaires à indemniser les coûts non couverts et à garantir les prêts d’investissement. Le principe de commande et d’indemnisation pour le trafic régional signifie que les déficits ne peuvent plus être couverts a posteriori. La Confédé-ration et les cantons commandent les pres-tations offertes auprès des CFF, de La Poste et des autres entreprises de transport ferroviaire à un prix convenu à l’avance selon un compte prévisionnel. Ce système d’indemnisation des coûts non couverts planifiés renforce la responsabilité de l’entreprise. L’efficacité est aussi prise en compte dans les objectifs de répartition.

La réglementation des objectifs d’efficacité


Les mesures les plus importantes pour atteindre les objectifs d’efficacité de l’ouverture du marché ferroviaire concernent la nondiscrimination dans l’accès au réseau, nécessaire pour que la concurrence s’exerce sur le rail. La séparation comptable et organisationnelle entre le réseau et l’exploitation est réglementée par la loi fédérale sur les chemins de fer (LCdF)
http://www.admin.ch/ch/f/rs/7/742http://.101.fr.pdf.. L’art. 64, al. 1, LCdF prévoit par exemple que l’entreprise ferroviaire doit séparer l’infrastructure, sur le plan de l’organisation, du reste de l’entreprise, et la rendre indépendante. Cette disposition implique que le secteur infrastructures de l’entreprise ferroviaire est responsable de ses résultats et donc que l’utilisation des subventions est transparente.Conformément à la doctrine des installations essentielles («essential facilities doctrine»), dans l’entreprise qui construit et entretient une infrastructure, les services de transport sur cette infrastructure peuvent aussi être proposés en concurrence avec des tiers. L’art. 62, al. 1, LCdF cite les installations d’infrastructure pour lesquelles l’accès au réseau doit être garanti. La réglementation concernant l’efficacité est, par ailleurs, mentionnée dans la LCdF en référence au trafic des voyageurs, qui peut faire l’objet d’un appel d’offres. L’ouverture du marché du transport des marchandises, une autre mesure importante pour atteindre les objectifs d’efficacité, a été émise en 1999 suite à la réforme des chemins de fer 1.

Les autorités de régulation ferroviaires: un modèle marqué par l’histoire


Il faut savoir que la réglementation visant les objectifs d’efficacité et de répartition dans le secteur ferroviaire émane d’un modèle d’autorité qui s’est constitué au fil du temps. S’agissant du niveau de valeur ajoutée des infrastructures ferroviaires, l’Office fédéral des transports (OFT) est responsable des tâches de coordination liées au développement de celles-ci, à l’autorisation d’accès au réseau, à la fixation du prix des sillons, aux directives prévues par la convention de prestations à l’attention des CFF et au contrôle de ces dernières. C’est dans ce cadre que l’Office fédéral prépare des lois en matière de transport; il est tout à la fois régulateur, autorité de surveillance, propriétaire et commanditaire. La société Sillon Suisse SA, un autre organe de surveillance important, est chargée de régler les conflits de sillons sur les réseaux à voie normale, de les attribuer, d’approuver les horaires du réseau et d’analyser les pénuries.On clarifie actuellement, dans le cadre de la réforme des chemins de fer 2, dans quelle mesure le modèle des autorités est compatible avec les concepts développés par l’UE. Cette étude concerne également la fonction de la Commission d’arbitrage, actuellement compétente en matière de recours concernant l’accès au réseau et la surveillance de Sillon Suisse SA, qui n’a à ce stade encore jamais été saisie pour cause de discrimination. Ce point contribue également à ce que, au-delà de la pratique de la séparation comptable et organisationnelle des secteurs, le modèle de structure ferroviaire ne constitue pas une priorité dans la réglementation du marché ferroviaire.

De très bons résultats commerciaux en comparaison internationale


Les instruments de régulation ne sont pas un but en soi: il doivent servir à réaliser les objectifs visés. S’agissant des résultats commerciaux, il faut relever les succès obtenus dans le transport ferroviaire des marchandises, soumis à la concurrence, et souligner la qualité de l’offre du trafic ferroviaire des voyageurs. Le libre accès au réseau pour les acteurs nationaux du transport ferroviaire des marchandises a eu pour effet que des concurrents comme BLS Cargo, Crossrail, TX Logistique, Rail4Chem et DB Schenker Suisse SA détiennent désormais une part de marché d’environ un tiers du transport des marchandises, et même quelque 50% du trafic transalpin des marchandises (en tonnes-kilomètres). En ce qui concerne la qualité de l’offre du trafic des voyageurs, on est frappé par la densité du réseau, des interconnexions et la ponctualité très élevée en comparaison internationale. La satisfaction de la clientèle est, en outre, généralement élevée, du fait qu’il n’existe qu’un seul système tarifaire dans tout le pays pour tout le transport public ferroviaire. Les graphiques 2 à 4 présentent, aux fins de documentation, des pays qui ont une offre de trafic mixte comparable à la Suisse. On y trouve aussi des pays qui, comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suède, ont séparé les infrastructures de l’exploitation en deux entités juridiques distinctes.La densité des réseaux allemand et hollandais est élevée et comparable à celle du réseau suisse (voir graphique 2). Les données de 2009 relatives à ce dernier correspondent aux réseaux des CFF et de BLS. Compte tenu des autres exploitants d’infrastructures et du réseau à voie étroite, les valeurs d’ensemble sont un peu plus grandes. Le trafic des voyageurs présente en Suisse, à l’instar des Pays-Bas, une succession très rapide des convois en raison de la densité de la cadence. Quant au transport des marchandises, le nombre de trains par kilomètre de sillon est en Suisse aussi élevé qu’en Autriche ou en Allemagne (voir graphique 3).La ponctualité est évaluée en catégories (plus ou moins de cinq minutes de retard). Le graphique 4 indique, par exemple, qu’en Italie un train local ou régional sur dix a, en moyenne, plus de cinq minutes de retard; en Suisse, c’est un train sur 24. La ponctualité dans ce pays est donc 2,5 fois meilleure qu’en Italie.La densité de la cadence contraint pour ainsi dire à la ponctualité, à la construction onéreuse d’ouvrages d’art comme les sauts de mouton (croisement de lignes à deux niveaux différents) et à l’installation de sys-tèmes de sécurité absolument fiables. Les conditions topographiques exigent par endroits des constructions coûteuses. De ce fait, la qualité de l’offre en Suisse entraîne des coûts en conséquence. En Suisse, les investissements de l’État dans les infrastructures ferroviaires − y compris la construction des tunnels, etc. − étaient d’environ 280 euros par tête d’habitant en 2008 (contre 140 euros en Grande-Bretagne et env. 100 euros en Suède et aux Pays-Bas)
http://www.allianz-pro-schiene.de/infrastruktur/ europavergleich-schieneninvestitionen..

Conclusion


En résumé, il faut évaluer de manière différenciée les mesures de régulation spécifiques à l’ouverture des marchés ferroviaires. La conception concrète des instruments de régulation – réglementation des positions dominantes sur le marché, accès au réseau, garantie de non-discrimination, prescriptions de transparence, appels d’offres publics et conception du service de base – dépend des conditions-cadres spécifiques au secteur dans le pays considéré et des objectifs propres à ce dernier. À cet égard, on note que les objectifs d’efficacité revêtent une moindre importance que ceux qui concernent la répartition dans le secteur ferroviaire en Suisse, contrairement aux autres domaines en réseau. La volonté démocratique d’investir dans des infrastructures ferroviaires de haute qualité est plus forte en Suisse que dans le reste de l’Europe. Par conséquent, la motivation de contrecarrer cette disposition y est faible.

Graphique 1: «Le choix des instruments dépend des conditions-cadres et des objectifs»

Graphique 2: «Densité du réseau ferroviaire de divers pays européens, 2007»

Graphique 3: «Utilisation du réseau ferroviaire en 2009»

Graphique 4: «Ponctualité des trains de voyageurs locaux et régionaux en 2009»

Proposition de citation: Stephan Vaterlaus ; Patrick Zenhäusern ; (2011). Séparer au plan réglementaire le réseau de l’exploitation des chemins de fer. La Vie économique, 01 avril.