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La Suisse n’a pas besoin d’un franc électronique pour tous actuellement

La BNS doit-elle émettre un franc électronique destiné au grand public ? Le Conseil fédéral déconseille pour l’heure une telle mesure en raison des risques liés à la politique monétaire et à la politique de stabilité.
L’argent liquide a encore de beaux jours devant lui : la neuvième série de billets de banque de la Banque nationale suisse. (Image: Keystone)

La crise financière de 2008 a généré des doutes quant à la stabilité des systèmes financiers. Puis, les cryptomonnaies privées comme le bitcoin ont fait leur apparition et de grandes entreprises technologiques comme Google, Amazon, Facebook, Apple, Alipay ou Wechat sont entrées sur le marché des services de paiement. Dans l’intervalle, le numéraire est devenu moins important dans la vie quotidienne en Suède ou en Chine. Face à ces évolutions, la question du rôle des banques centrales dans un monde toujours plus numérisé se pose.

Une possibilité consisterait à introduire une monnaie électronique de banque centrale. Le Conseil fédéral a évalué dans un rapport les opportunités et les risques liés à un « franc électronique ». Il répondait à un postulat du conseiller national Cédric Wermuth (PS/AG)[1].

Le franc électronique existe, mais son emploi est restreint


On appelle monnaie numérique de banque centrale (« central bank digital currency », CBDC) l’argent susceptible d’être produit sous forme électronique par un institut d’émission à l’intention de la population. Cette monnaie numérique compléterait les formes existantes de monnaie centrale, soit les billets de banque en circulation et les avoirs à vue détenus auprès de la banque centrale par les banques commerciales (voir illustration). Ces avoirs à vue constituent d’ores et déjà une sorte de monnaie électronique de banque centrale, mais ils ne sont accessibles qu’aux banques commerciales et à certains autres acteurs des marchés financiers.

Actuellement, les particuliers et les entreprises ne peuvent disposer d’argent numérique que sous forme de dépôts auprès des banques commerciales. Cette monnaie dite « scripturale » est certes libellée en francs, mais ne constitue ni une monnaie centrale ni un moyen de paiement ayant cours légal. Elle constitue en revanche une promesse de la banque, qui s’engage envers le client à lui verser en espèces, à sa demande, la valeur de ses avoirs en compte.

Contrairement à la monnaie de banque centrale, la monnaie scripturale est soumise au risque débiteur. Cela signifie qu’une banque commerciale peut rencontrer des problèmes financiers voire devenir insolvable dans les cas extrêmes, alors que la monnaie électronique de banque centrale n’est pas exposée à un tel risque de contrepartie.

Même si elles sont souvent confondues dans les discussions publiques, les monnaies électroniques de banque centrale et les cryptomonnaies privées sont fondamentalement différentes. Outre le bitcoin, les cryptomonnaies privées comprennent également des « monnaies stables » (« stable coins »), comme la libra annoncée par Facebook. Les cryptomonnaies privées ne sont pas des moyens de paiement ayant cours légal et ne remplissent pas les fonctions de la monnaie (ou seulement partiellement). Il leur manque la confiance et l’acceptation et, soumises dans certains cas à de fortes fluctuations de valeur, elles sont inefficaces comme moyens de paiement.

Les quatre dimensions de l’argent




Source : représentation des auteurs sur la base du document Banque des règlements internationaux (2018), p. 5 / La Vie économique

Quelle variante choisir ?


Fondamentalement, deux modèles de monnaie électronique de banque centrale sont envisageables. La première variante repose sur des comptes : le grand public reçoit la possibilité d’ouvrir des comptes auprès de la Banque nationale suisse (BNS). La tâche de tenir des comptes électroniques à la banque centrale pour le grand public pourrait également être déléguée à des banques commerciales ou à d’autres acteurs des marchés financiers. Il en résulterait un accès direct et universel à la monnaie électronique de banque centrale.

Le deuxième modèle, plus proche du numéraire, est souvent décrit comme une monnaie électronique de banque centrale basée sur des valeurs ou sur des jetons. La monnaie centrale électronique est alors conservée dans une sorte de « portefeuille électronique ». Lors du paiement, comme lors d’un règlement en monnaie fiduciaire, une « marque de valeur » numérique (appelée « jeton ») change de propriétaire sans qu’une écriture en compte au sens traditionnel du terme soit effectuée. À l’instar de la monnaie fiduciaire, la monnaie de banque centrale basée sur des valeurs serait soumise au risque de perte.

Intérêts : oui ou non ?


La conception concrète d’une monnaie électronique de banque centrale dépend de l’objectif qui lui est fixé. La monnaie centrale électronique basée sur des valeurs pourrait être conçue de manière à être assez proche de la monnaie fiduciaire actuelle. Elle devrait être accessible à tous, les dépenses effectuées dans cette monnaie ne devraient pas être plafonnées et elle ne devrait pas porter intérêt. En raison du risque de perte, la monnaie numérique centrale basée sur des valeurs se prêterait aussi peu que le numéraire à la conservation de montants élevés ou à l’exécution de paiements importants.

Quant à la monnaie de banque centrale basée sur des comptes, son fonctionnement et son utilisation sont plutôt comparables à la monnaie scripturale actuelle – à la différence essentielle que les risques liés au débiteur disparaissent. Selon sa conception, une monnaie de banque centrale basée sur des comptes serait un placement intéressant et une alternative aux dépôts bancaires. La décision de savoir si la monnaie numérique portera intérêt et, si oui, quel sera le taux d’intérêt, joue un rôle important. Afin d’éviter une concurrence non désirée avec la monnaie scripturale, la banque centrale devrait fixer le taux d’intérêt de la monnaie centrale électronique basée sur des comptes à un niveau nettement inférieur à celui de la monnaie scripturale.

Les attentes envers une monnaie centrale électronique


Diverses attentes sont liées à la monnaie électronique de banque centrale. Une telle monnaie doit ainsi contribuer à l’inclusion financière de personnes dépourvues d’un compte en banque. Comme l’utilisation et l’acceptation de numéraire reculent dans certains pays, payer sans carte de crédit, sans carte de débit ou sans application de paiement devient plus difficile. En outre, dans certains domaines, comme le commerce en ligne qui s’est fortement développé ces dernières années, le paiement ne peut souvent plus être effectué autrement que par voie électronique. Une monnaie centrale électronique permettrait aux particuliers et aux entreprises d’accéder à la monnaie de banque centrale même sans numéraire et aux personnes dépourvues d’un compte en banque d’effectuer des paiements électroniques.

Un autre argument avancé est que la monnaie électronique de banque centrale pourrait répondre au besoin d’argent numérique « sûr », sans risque débiteur. Actuellement, les particuliers et les entreprises ne peuvent disposer d’argent numérique que sous forme de monnaie scripturale. Or, cette forme de monnaie est exposée au risque d’insolvabilité du débiteur. Depuis la crise financière de 2008, le besoin d’argent sûr a progressé dans de nombreux pays, comme l’indique la demande croissante d’argent en espèces. Une monnaie centrale électronique permettrait à une large population de bénéficier des avantages pratiques d’une monnaie numérique, sans pour autant devoir renoncer à un moyen de paiement ayant cours légal et exempt de risque débiteur.

D’aucuns espèrent en outre que la monnaie électronique de banque centrale accroîtra l’efficacité de la politique monétaire. Certains économistes affirment que la monnaie centrale électronique renforce l’instrument de pilotage des taux d’intérêt. L’une des conditions serait que la banque centrale puisse prélever des intérêts positifs et négatifs sur la monnaie centrale électronique. Les partisans voient dans cette solution, couplée à la suppression, ou du moins à la restriction simultanée de l’utilisation du numéraire, la possibilité d’abaisser les taux d’intérêt nettement en-dessous de zéro. Pendant les périodes de taux d’intérêt très bas, comme c’est le cas actuellement, les banques centrales disposeraient d’une marge de manœuvre supplémentaire.

Par ailleurs, divers intervenants estiment que la monnaie électronique de banque centrale pourrait discipliner les banques et accroître ainsi la stabilité du système financier. Cet argument suppose que l’option supplémentaire ménagée aux clients de restructurer leurs dépôts bancaires en monnaie centrale électronique inciterait les banques à rendre leur modèle d’affaires plus sûr et à éviter les risques excessifs. Cette ligne argumentative a gagné en importance depuis la crise financière de 2008.

Enfin, le recours à une monnaie électronique de banque centrale améliorerait les possibilités qu’a l’État de lutter contre la criminalité financière comme les délits fiscaux, le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme. Cette monnaie permettrait de tracer et d’identifier les transactions criminelles. Selon divers économistes, la monnaie centrale électronique serait particulièrement efficace pour endiguer la criminalité financière si elle remplaçait en grande partie la monnaie fiduciaire actuelle, considérée comme propice aux transactions financières criminelles en raison de son caractère anonyme.

L’argent liquide reste très répandu


Que penser de ces arguments ? S’agissant de l’inclusion financière, l’utilisation et l’acceptation du numéraire restent fortes en Suisse. Une monnaie électronique de banque centrale n’est donc actuellement pas nécessaire pour assurer l’accès de la population aux services de paiement et aux services financiers. Quoi qu’il en soit, il s’agit de soumettre l’utilisation et l’acceptation de l’argent liquide à une évaluation continue dans la mesure où les services financiers numériques continuent d’évoluer et où les habitudes de paiement de la population changent. En outre, d’autres mesures (notamment réglementaires) permettraient de garantir l’inclusion financière. Au Danemark, les banques commerciales sont ainsi tenues de proposer un compte de paiement à chaque consommateur.

Qu’en est-il de la demande d’accroître la sécurité ? Le besoin d’un mode de paiement exempt de risque débiteur est déjà satisfait en Suisse par le recours à l’argent liquide. De plus, la garantie des dépôts et la possibilité d’investir auprès d’établissements financiers bénéficiant d’une garantie d’État permettent également aux particuliers et aux entreprises d’accéder à des capitaux numériques hautement sécurisés.

Risque d’appréciation du franc


Le projet d’améliorer l’efficacité de la politique monétaire au moyen de la monnaie électronique de banque centrale est également à déconseiller. En période normale (avec des taux d’intérêt positifs), la monnaie centrale électronique ne présenterait aucun avantage notable pour la politique monétaire, car la BNS peut déjà suffisamment piloter l’évolution des taux d’intérêt pour l’économie. Des inconvénients pourraient en revanche apparaître si la monnaie scripturale devait être restructurée en monnaie électronique de banque centrale à grande échelle. Une telle mesure pourrait avoir pour effet non désiré d’entraver l’octroi de crédits par les banques et de ralentir la croissance économique. Lorsque des valeurs refuges sont recherchées, la monnaie centrale électronique pourrait faciliter la fuite vers le franc et renforcer la pression à la hausse. La marge disponible pour appliquer des taux d’intérêt négatifs inférieurs ne serait élargie que si l’accès à la monnaie fiduciaire était fortement restreint ou si celle-ci était totalement supprimée, ce qui n’est pas à l’ordre du jour.

Une panique bancaire en un clic


En ce qui concerne l’amélioration de la stabilité financière, la monnaie électronique de banque centrale serait une possibilité de placement alternative, sûre et liquide pour les clients des banques. Dans le meilleur des cas, la monnaie centrale électronique aurait, en tant que placement alternatif, un effet disciplinant sur le secteur bancaire. Mais le risque d’une panique bancaire augmenterait. Comme il est nettement plus facile de restructurer son capital numérique que de retirer sa fortune en espèces, le danger d’une « panique bancaire en un clic » subsisterait. Les effets sur la stabilité financière apparaissent donc plutôt négatifs. En outre, il est aussi possible d’accroître la stabilité financière par des mesures appropriées. À la suite de la crise financière, la Suisse et de nombreux autres pays ont durci leur réglementation bancaire. Ces mesures ont déjà nettement réduit l’incitation des banques à s’exposer à des risques excessifs. Pour autant que la stabilité financière le requiert, il reste possible de renforcer encore la réglementation bancaire.

Reste l’argument selon lequel la monnaie électronique de banque centrale pourrait mieux endiguer la criminalité financière que la monnaie fiduciaire. On peut également émettre des doutes : des études internationales montrent qu’un nombre accru de canaux sans numéraire – notamment des cryptomonnaies privées – sont déjà utilisés dans le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les risques de criminalité financière inhérents aux cryptomonnaies privées pourraient, dans certaines circonstances, concerner également la monnaie électronique de banque centrale, qui pourrait en outre constituer un objectif intéressant pour la cybercriminalité. Les instruments légaux existant en Suisse et à l’étranger apparaissent plus pertinents pour combattre la criminalité financière.

Les risques prédominent


En résumé, une monnaie électronique de banque centrale n’est actuellement pas nécessaire en Suisse, que ce soit pour garantir l’inclusion financière, pour répondre au besoin d’argent sûr ou pour lutter contre la criminalité financière. Sous l’angle de la politique monétaire et dans la perspective de la stabilité financière, les risques tendent à l’emporter sur les opportunités. C’est pourquoi le Conseil fédéral et la BNS estiment qu’une monnaie centrale électronique accessible au public n’apporterait aucun bénéfice supplémentaire.

D’autres pays thématisent également la monnaie électronique de banque centrale. La plupart des instituts d’émission s’intéressent à ce sujet et aux conséquences possibles. Mais seuls quelques pays, dont la Suède et la Chine, prévoient d’émettre des monnaies électroniques à court ou à moyen terme. À ce stade, aucune mise en œuvre effective n’a encore eu lieu.

En l’état actuel des choses, il apparaît plus prometteur de développer une monnaie électronique de banque centrale exclusivement destinée aux acteurs des marchés financiers. Cette monnaie-là n’aurait pas les mêmes implications profondes que la monnaie électronique de banque centrale universellement accessible. Un « jeton de gros » (« wholesale token ») émis par la BNS pourrait éventuellement contribuer à accroître l’efficacité du négoce ainsi que du règlement et de la gestion des titres.

Le Conseil fédéral et la BNS continuent de suivre activement la question de la monnaie électronique de banque centrale. Les progrès technologiques rapides, l’évolution des comportements et des besoins en matière de paiement de même que les expériences réalisées à l’étranger sont susceptibles d’induire à l’avenir une nouvelle évaluation des risques et des opportunités d’une monnaie centrale électronique destinée au grand public.

  1. Conseil fédéral (2019) et postulat 18.3159 (« Établir un rapport sur la faisabilité et les enjeux de la création d’un cryptofranc ») du 14 mars 2018. []

Bibliographie

  • Banque des règlements internationaux (2018). Central bank digital currencies. Mars 2018.
  • Conseil fédéral (2019). Monnaie électronique de banque centrale. Rapport du Conseil fédéral du 13 décembre.

Bibliographie

  • Banque des règlements internationaux (2018). Central bank digital currencies. Mars 2018.
  • Conseil fédéral (2019). Monnaie électronique de banque centrale. Rapport du Conseil fédéral du 13 décembre.

Proposition de citation: Margit Himmel ; Frank Schmidbauer ; Martin Baur (2019). La Suisse n’a pas besoin d’un franc électronique pour tous actuellement. La Vie économique, 13 décembre.