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Il existe de bonnes raisons pour rester en Suisse

Les entreprises qui délocalisent leur production invoquent souvent le niveau élevé des salaires en Suisse. Cette vision est toutefois réductrice.
Montage de télécabine. En ce qui concerne les produits fabriqués sur mesure pour le clients, la Suisse conserve un avantage sur les pays à bas salaires.

Ces derniers mois, de nombreuses entreprises industrielles ont annoncé leur intention de délocaliser une partie de leur production à l’étranger, voire de fermer complètement des usines en Suisse. Pour justifier leurs décisions – qui coïncident avec la lever du taux plancher décidée début 2015 –, elles avancent l’argument déterminant des coûts salariaux.

Toutefois, les écarts de salaires n’expliquent pas à eux seuls la mauvaise situation dans laquelle se trouve actuellement l’industrie suisse. En novembre dernier, l’association faîtière Swissmechanic a fait savoir que la conjonction de plusieurs facteurs – les coûts salariaux élevés, la faiblesse de l’euro et la mauvaise conjoncture dans les autres pays européens – avait pesé sur les entreprises de la branche[1].

Une chose est claire : il existe de bonnes raisons pour délocaliser des volumes de production. À commencer par la nécessité de s’assurer un accès à des marchés stratégiquement importants. En délocalisant, des producteurs peuvent par exemple contourner des restrictions à l’importation. Le déplacement d’un site leur permet aussi d’augmenter la part des marchés extérieurs dans la valeur ajoutée. Selon le produit, l’entreprise peut en outre réduire ses coûts logistiques[2].

Les salaires ont fortement augmenté en Chine


Des facteurs de production avantageux sont l’une des causes usuelles de l’internationalisation[3] : une étude concernant plus de soixante réseaux internationaux de production a montré que, sur les 475 sites examinés, 120 avaient été créés essentiellement pour bénéficier de faibles coûts[4]. Cela montre que les délocalisations ou les implantations de sites en raison d’avantages liés aux coûts salariaux ne datent pas d’hier.

Toutefois, il arrive souvent que l’accès à des ressources bon marché ne dure pas longtemps. C’est ce que montre l’exemple de la Chine. Dans les années 2000, les coûts salariaux constituaient encore l’argument majeur des entreprises étrangères qui s’établissaient dans ce pays ; aujourd’hui, leur but principal est de s’assurer un accès au marché. Ce changement provient notamment du fait que les coûts salariaux ont augmenté d’environ 270 % durant les dix dernières années. Très peu d’entreprises avaient compté sur un tel dynamisme au moment de délocaliser[5]. Avant toute décision de transfert, une société doit anticiper les changements susceptibles d’affecter les coûts de production et les intégrer dans son évaluation globale.

Une phase de démarrage onéreuse


L’analyse financière doit également considérer le dynamisme d’autres facteurs de décision, comme l’accélération de la production sur le nouveau site. Ainsi, la phase qui précède le démarrage de la production a un impact négatif sur le moment où le seuil de rentabilité est atteint[6]. En outre, il est difficile de savoir si un nouveau site sera capable à moyen ou long terme de répondre aux attentes placées en lui.

En général, les entreprises soutiennent pendant des années leurs nouveaux sites à l’étranger, jusqu’à ce que la capacité de production atteigne le niveau souhaité. Elles doivent envoyer sur place des experts dans divers domaines (logistique, démarrage, qualité[7], technologies et processus de production). Généralement, ce sont les usines-mères qui supportent la charge financière de cet appui.

Il est fréquent que ces frais initiaux ne soient pas pris en compte dans la planification de la délocalisation, ni compensés plus tard dans le réseau de production selon le principe de causalité. Comparés à l’usine suisse, certains sites étrangers ont une productivité relativement faible, ce qui a un impact négatif sur les coûts. Pour avoir une véritable image de ces derniers, il ne suffit pas d’examiner les salaires horaires, surtout si l’on veut maintenir le niveau d’automatisation et de technologie.

On devrait également prendre en considération les coûts énormes qu’engendre la fermeture d’un site. Certes, il existe des différences entre les pays européens. Cependant, des postes comme les plans sociaux, les amortissements, etc. représentent généralement des montants élevés.

Les accords de libre-échange, un avantage comparatif


Les nombreux accords de libre-échange – notamment avec la Chine, le Japon et Hong Kong – constituent un avantage financier pour la place économique suisse. Ils offrent un certain attrait pour l’exportation de marchandises.

Des facteurs « mous » (non financiers) doivent aussi s’insérer dans le processus de décision. Ce sont par exemple le potentiel d’influence des syndicats, la distance culturelle et linguistique, la flexibilité des horaires de travail sur place ou encore la disponibilité d’une main-d’œuvre loyale et surtout compétente. En outre, le choix du site doit s’adapter à la stratégie globale de l’entreprise.

Les considérations stratégiques sont importantes


Ces dernières années, les chercheurs ont voué une attention accrue au phénomène des relocalisations. Selon des études empiriques[8], les raisons suivantes expliquent le rapatriement d’activités précédemment délocalisées :

  • problèmes de qualité ;
  • délais de livraison trop longs depuis le site délocalisé ;
  • hausse des coûts salariaux ;
  • coûts de coordination et de surveillance du site délocalisé ;
  • utilisation accrue de technologies d’automatisation ;
  • concentration sur le cœur de métier.


Les effets positifs, comme la proximité géographique de la production et du développement, sont d’autres arguments avancés par les entreprises pour expliquer la relocalisation d’activités dans le pays d’origine[9]. Si l’on excepte les coûts liés à la qualité, ces raisons présentent un caractère éminemment stratégique. Il est donc difficile d’en tenir compte dans l’évaluation financière d’autres sites.

Chaque entreprise devrait vérifier – en fonction de ses propres conditions-cadres et de celles spécifiques à ses produits ou à ses prestations – quel rôle joue réellement ou peut jouer la production en son sein : s’agit-il d’une activité sans valeur ajoutée stratégique, qui peut s’effectuer un peu partout ? Ou alors la production représente-t-elle une composante essentielle et précieuse de l’entreprise, susceptible de créer un avantage concurrentiel stratégique ?

Ces questions sont discutées aux États-Unis depuis la fin des années soixante. Le débat a été lancé par un article de Wickham Skinner sur l’importance de la production pour la compétitivité des entreprises[10]. À l’instar de cet ancien professeur d’Harvard, nous plaidons contre une approche exclusivement axée sur les coûts et l’efficacité. Il s’agit plutôt de reconnaître l’interdépendance entre la stratégie commerciale et celle de la production, et d’exploiter le potentiel de cette dernière.

Parfois, une partie des activités doit – inévitablement – être délocalisée. Par contre, il faut prendre garde de ne pas transférer à la légère des activités stratégiquement importantes. Cela vaut par exemple pour des produits complexes, exigeants et adaptés aux besoins individuels, qui doivent être fabriqués et livrés rapidement, ou pour des marchandises portant le label « Swissness ».

L’analyse plutôt que l’intuition


Bien entendu, l’amélioration continue ainsi que les gains d’efficacité et de productivité figurent parmi les tâches obligatoires des sites de production suisses. Sur la base des expériences que nous avons accumulées ces quinze dernières années dans le secteur industriel, nous conseillons aux entreprises d’élaborer un concept pour la gestion stratégique de la production.

La stratégie commerciale constitue le point de départ. Les entreprises doivent en tirer des engagements clairs concernant les prestations, les ressources, l’organisation du site et du réseau global ainsi que les collaborateurs impliqués. De plus, elles doivent analyser la production avec des méthodes intelligentes de mesure et de pilotage, afin d’opposer une base de données fiables aux décisions fondées jusqu’ici sur l’intuition. Elles peuvent aussi exploiter plus efficacement la base de données existante. Actuellement, seules quelques firmes utilisent les données des machines et des processus, qui sont collectées à grande échelle (mégadonnées), pour élargir leurs potentiels d’amélioration.

Des approches sur la mise en œuvre intégrée de technologies et de concepts en font partie. Elles sont discutées dans le cadre du projet « Industrie 4.0 », lancé par l’Allemagne. Aux États-Unis, le débat sur le « smart manufacturing » aborde des questions similaires. Les Chinois déploient des efforts gigantesques dans cette direction – notamment en raison de la problématique des coûts salariaux – dans le cadre de l’initiative « Made in China 2015 ». Un accord sino-allemand doit promouvoir la collaboration entre des entreprises des deux pays en matière de fabrication intelligente et de mise en réseau numérique de la production. Les firmes suisses devraient vérifier au plus vite quels potentiels découleront pour elles de cette évolution et comment elles peuvent les utiliser pour améliorer leurs processus et créer de nouveaux modèles commerciaux.

Les entreprises, en particulier celles qui sont actives au niveau international, doivent déterminer comment utiliser les atouts de la place économique suisse au profit de leurs réseaux de production. Les sites arrivés à maturité, comme il en existe beaucoup dans notre pays, sont souvent mieux à même de prendre en charge des produits et des processus de production complexes. Ils disposent de la flexibilité nécessaire et peuvent même amener des produits très pointus jusqu’à la fabrication en série. De ce fait, ils maîtrisent également la tâche exigeante que représentent, pour d’autres sites, le lancement et l’accélération de la production.

Il est étonnant de constater qu’une multitude d’entreprises ont actuellement des difficultés à prendre une décision en partant d’une perspective globale. Ainsi, la discussion se focalise presque exclusivement sur les coûts de production – bien que l’appréciation du franc affecte tout autant les dépenses administratives, les activités de R&D, etc.

Un savoir perdu l’est à jamais


D’un point de vue macroéconomique, les délocalisations sont problématiques dans la mesure où elles n’ont pas seulement des effets isolés sur une entreprise particulière. Quand on supprime des emplois à grande échelle, ce sont aussi indirectement des compétences et du savoir-faire qui disparaissent. La Suisse risque de perdre ces connaissances à long terme.

L’exode d’entreprises clés d’une branche fait peser un risque de dislocation sur les pôles industriels dont elles faisaient partie. Dans tous les cas, il entraîne la perte d’emplois. L’exemple de l’industrie textile de Suisse orientale permet de bien comprendre ce problème : d’abord, les fabricants d’intrants (fils et tissus) quittent le pays sous la pression des prix ; puis, ils sont suivis par les fournisseurs (machines textiles). Finalement, un écosystème complet d’entreprises meurt, avec les capacités qui vont avec.

Pour autant que leurs compétences soient de nature généraliste, les employés peuvent les mettre à la disposition d’autres branches. Ainsi, le secteur médical a profité dans une large mesure des aptitudes disponibles en Suisse grâce à l’horlogerie et à la mécanique de précision[11]. Une fois que des capacités et des compétences spécifiques sont perdues, il est pratiquement impossible de les réacquérir. Et les relocalisations sont extrêmement difficiles, comme le montrent certains exemples aux États-Unis[12].

Les délocalisations actuelles ne sont pas spécifiques à une branche. Il semble que la remise en cause des emplois industriels soit générale. Cette irréversibilité a des conséquences à long terme pour la place industrielle suisse, et donc pour sa prospérité.

  1. Swissmechanic (2015). []
  2. Voir Bartlett et Ghoshal (1998). []
  3. Voir Kinkel (2009). []
  4. Étude non publiée sur les réaux de production en Allemagne, en Autriche et en Suisse, Institut de management technologique de l’université de Saint-Gall, 2011. []
  5. China Statistical Yearbook-2014, 2015. []
  6. Kinkel (2009). []
  7. Surtout en ce qui concerne l’établissement de la production « tirée », le principe des flux et l’amélioration continue des processus. []
  8. Voir Kinkel (2014), Arlbjørn et Mikkelsen (2014) ainsi que Fratocchi et al. (2014). []
  9. Kinkel (2012) ; Arlbjørn et Mikkelsen (2014). []
  10. Skinner (1969) ; Wheelwright et Hayes (1985). []
  11. Gelb et Glauser (2014).  []
  12. Voir Davidson (2015). []

Bibliographie

  • Arlbjørn Jan Stentoft et Mikkelsen Ole Stegmann, « Backshoring manufacturing – Notes on an important but under-researched theme », dans Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 60-62.
  • Bartlett Christopher A. et Ghoshal Sumantra, Managing across borders – The transnational solution, Harvard Business School Press, Boston, 1998.
  • China Statistical Yearbook-2014, 2015
  • Davidson Paul, « Some apparel manufacturing ‚reshoring‘ to USA », USA Today,
  • Fratocchi Luciano, Di Mauro Carmela, Barbieri Paolo, Nassimbeni Guido et Zanoni Andrea, « When manufacturing moves back : Concepts and questions », Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 54-59.
  • Gelb Stephen et Glauser Michèle, « Comment les entreprises s’intègrent-elles
  • dans les chaînes de valeur mondiales ? », La Vie économique, 12-2014, pp. 27-30.
  • Kinkel Steffen (éd.), Erfolgsfaktor Standortplanung : in- und ausländische Standorte richtig bewerten, 2e édition révisée, 2009, Berlin.
  • Kinkel Steffen, « Trends in production relocation and backshoring activities : Changing patterns in the course of the global economic crisis », International Journal of Operations and Production Management, 32 (6), 2012, pp. 696-720.
  • Kinkel Steffen, « Future and impact of backshoring – Some conclusions from 15 years of research on German practices », dans Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 63-65.
  • Skinner Wickham, « Manufacturing-missing link in corporate strategy », Harvard Business Review, 47 (3), 1969, p. 136.
  • Swissmechanic, « Deindustrialisierung im Verborgenen », communiqué de presse du 13 novembre 2015.
  • Wheelwright Robert H. et Hayes Steven C., « Competing Through Manufacturing », dans Harvard Business Review, 65 (1), 1985, pp. 213-23.

Bibliographie

  • Arlbjørn Jan Stentoft et Mikkelsen Ole Stegmann, « Backshoring manufacturing – Notes on an important but under-researched theme », dans Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 60-62.
  • Bartlett Christopher A. et Ghoshal Sumantra, Managing across borders – The transnational solution, Harvard Business School Press, Boston, 1998.
  • China Statistical Yearbook-2014, 2015
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  • Fratocchi Luciano, Di Mauro Carmela, Barbieri Paolo, Nassimbeni Guido et Zanoni Andrea, « When manufacturing moves back : Concepts and questions », Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 54-59.
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  • dans les chaînes de valeur mondiales ? », La Vie économique, 12-2014, pp. 27-30.
  • Kinkel Steffen (éd.), Erfolgsfaktor Standortplanung : in- und ausländische Standorte richtig bewerten, 2e édition révisée, 2009, Berlin.
  • Kinkel Steffen, « Trends in production relocation and backshoring activities : Changing patterns in the course of the global economic crisis », International Journal of Operations and Production Management, 32 (6), 2012, pp. 696-720.
  • Kinkel Steffen, « Future and impact of backshoring – Some conclusions from 15 years of research on German practices », dans Journal of Purchasing and Supply Management, 20 (1), 2014, pp. 63-65.
  • Skinner Wickham, « Manufacturing-missing link in corporate strategy », Harvard Business Review, 47 (3), 1969, p. 136.
  • Swissmechanic, « Deindustrialisierung im Verborgenen », communiqué de presse du 13 novembre 2015.
  • Wheelwright Robert H. et Hayes Steven C., « Competing Through Manufacturing », dans Harvard Business Review, 65 (1), 1985, pp. 213-23.

Proposition de citation: Thomas Friedli ; Richard Lützner ; Marian Wenking ; (2016). Il existe de bonnes raisons pour rester en Suisse. La Vie économique, 23 mars.